Ces dernières années, les études s’accumulent pour montrer à quel point les herbiers marins jouent un rôle écologique crucial. Pendant ce temps, les navires de pêche saccagent le plus vaste d’entre eux, la Saya de Malha dans l'océan Indien, véritable Suisse sous-marine. Pendant ce temps, le représentant d’un des pays responsables fait de grandes déclarations à la tribune de l'ONU, non suivies d'effets.

Si le banc de Saya de Malha est aussi crucial pour la planète, c’est qu’il abrite l’un des plus vastes herbiers marins au monde, ces prairies immergées qui permettent de piéger le carbone. Les plantes aquatiques absorbent le dioxyde de carbone de l’atmosphère et le stockent dans leurs racines et dans la terre environnante, comme le font les arbres. Mais le processus est très rapide, 35 fois plus que dans la forêt tropicale. C’est pourquoi la situation de cette Suisse sous-marine, décimée de façon systématique par les navires de pêche de plusieurs pays qui échappent à tout contrôle, est une urgence écologique.

Il y a de cela plus de 500 ans, ce sont les marins portugais qui ont découvert cet immense banc en eaux peu profondes, à plus de 1100 kilomètres à l’est de la pointe nord de l’île Maurice. Ils l’ont baptisé Saya de Malha, «jupe en maille» dans la langue de Camões, en raison des plantes aquatiques qui ondulent et font comme une danse sous-marine depuis la surface. En 2012, l’Unesco a envisagé de proposer l’inscription du site au patrimoine mondial marin, pour sa «valeur exceptionnelle et possiblement universelle». L’agence onusienne a conclu que la Saya, décrite comme «unique au monde», abritait le plus grand herbier marin de la planète.

Des trésors qui s’évaporent à vue de nez

Les herbiers marins – autrement dit, les fonds marins recouverts de plantes aquatiques – sont souvent méconnus ou négligés en raison de leur rareté, car ils ne représentent que 0,1% des fonds marins. «C’est un écosystème oublié», estime Ronald Jumeau, l’ambassadeur des Seychelles chargé des négociations sur le changement climatique. Malgré leur rareté, ils sont bien moins protégés que les autres écosystèmes aquatiques: seulement 26% des herbiers marins répertoriés appartiennent à des aires protégées, contre 40% des récifs coralliens et 43% des mangroves.

Pourtant, les herbiers marins sont un peu les poumons de l’océan, qui capturent un cinquième du carbone piégé dans les mers, en plus d’abriter une biodiversité étonnante. Des centaines d’espèces, dont beaucoup sont encore inconnues des scientifiques, dépendent des herbiers marins pour leur survie, y compris bien sûr dans la Saya de Malha. Depuis la fin du 19e siècle, on estime qu’un tiers de ces écosystèmes ont disparu du globe, et cette diminution des surfaces se poursuit au rythme de 7% par an – l’équivalent d’un terrain de football toutes les 30 minutes.

Les plantes aquatiques ont aussi pour effet de filtrer l’eau polluée et de protéger les côtes de l’érosion, selon une étude publiée en 2021 par l’Université de Californie à Davis. A l’heure où au moins 8 millions de tonnes de plastique finissent dans l’océan chaque année, elles ont aussi la propriété de piéger les microplastiques en agissant comme un filet au maillage serré, qui capturant les débris pour les intégrer dans le substrat alentour, montre une autre étude de 2021, publiée dans Nature Scientific Reports.

Alors que l’acidification des océans menace la survie des récifs coralliens et les centaines d’espèces de poissons qui en dépendent, les herbiers marins réduisent l’acidité de l’eau en absorbant le carbone dissous pour leur photosynthèse, et fournissent habitat, nourriture et protection à des centaines d’espèces, dont des animaux menacés comme les lamantins, les requins et les hippocampes.

Cerné par les bateaux de pêche

Mais la Saya de Malha est menacée. Ces dernières années, plus de 200 navires de pêche au long cours, la plupart en provenance du Sri Lanka et de Taïwan, ont jeté l’ancre dans les eaux profondes en bordure du banc. Ils pêchent le thon, le poisson-lézard, le chinchard et le petit poisson fourrage, qui fournit des farines riches en protéines destinées à l’élevage animal. Les défenseurs des océans estiment que les efforts déployés pour préserver cet herbier marin ne suffisent pas à contrebalancer les effets destructeurs de la pêche. «C'est comme marcher à contresens dans un train lancé à pleine vitesse», résume Heidi Weiskel, responsable de l'équipe Océan global au sein de l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN).

Le 23 mai 2022, l'Assemblée générale des Nations unies a adopté une résolution proclamant le 1er mars Journée mondiale des herbiers marins, parrainée notamment par le Sri Lanka. Devant l'assemblée, le représentant permanent du Sri Lanka auprès des Nations unies, Mohan Pieris, a déclaré que les herbiers marins étaient «l'un des écosystèmes marins les plus précieux de la planète», soulignant, entre autres, leur contribution considérable au stockage du carbone.

C’est une chose de reconnaître les faits, c’en est une autre de passer à l'action. Au moment où l'ambassadeur prononçait son discours au siège de l’ONU à New York, des dizaines de navires de pêche sri-lankais, à 15’000 km de là, s’affairaient à racler le fond des écosystèmes même qu’il appelait le monde à préserver.

Le reportage vidéo est à voir ici:

Ce reportage a été conçu par Ian Urbina, Maya Martin, Joe Galvin, Susan Ryan, and Austin Brush, au sein de l’ONG The Outlaw Ocean Project.