La volte-face des Etats-Unis oblige les pays européens à regarder en face les enjeux de souveraineté, y compris en matière scientifique et technologique. Au contraire, la Suisse décide de couper dans ses investissements, y compris les plus stratégiques, avec application et balourdise. Tout cela au nom d’un dogme qui a fait son temps: l’absence de politique industrielle.

Difficile d’être plus atlantiste que moi. Voici 35 ans que je passe ma vie entre l’Europe et les Etats-Unis, où j’ai été correspondant de 2001 à 2004 au MIT à Boston. Aujourd’hui encore, il est rare que je manque une édition du Consumer Electronics Show à Las Vegas, et c’est dans les grandes universités américaines que je vais documenter certains des plus formidables progrès de la planète, comme dernièrement dans mon Exploration sur les médicaments agonistes de GLP-1.

Mais il faut se rendre à l’évidence: les Etats-Unis ont changé, plus rien ne sera comme avant. L’Union européenne en a bien conscience, qui multiplie ces derniers mois les initiatives pour s’adapter à cette nouvelle réalité, faisant mentir ceux qui voient dans Bruxelles un paquebot à la coque trouée. C’est vrai sur l’Ukraine et la défense, ça l’est aussi sur le progrès scientifique et technologique.

Et je ne suis pas certain que tout le monde l’ait bien compris à Berne…

Un pied dedans, un pied dehors

Le 20 décembre 2024, la Suisse et l’Union européenne ont achevé les négociations sur les Bilatérales III. Si ces accords doivent encore recevoir l’onction du Parlement puis être entérinés par le peuple, probablement d’ici 2027, voire 2028, ils ont eu un effet quasi immédiat et positif pour les chercheurs suisses.

Depuis le 1er janvier 2025, un accord transitoire permet aux chercheurs des universités comme des entreprises helvétiques de participer de plein droit aux appels à projets des programmes Horizon Europe (95,5 milliards d’euros de 2021 à 2027), Euratom (1,38 milliard) et Digital Europe (8,1 milliards) afin de bénéficier de leurs financements et de mutualiser les efforts. Ils peuvent aussi soumettre leurs demandes dans le rôle de coordinateurs, autrement dit de leaders de projets.

Sauf qu’il existe des exceptions, et de taille. Alertée sur les enjeux de compétitivité par les rapports Draghi et Letta, et prévoyant la bascule américaine, l’UE a activé dans le règlement d’Horizon Europe (l’article 22, alinéa 5) une clause (comme nous l’ont confirmé plusieurs sources dont le Sefri) qui lui permet d’exclure la participation de pays tiers ou associés de domaines qu’elle considère comme stratégiques. C’est le cas pour la cybersécurité et certaines technologies clés comme l’informatique quantique, les opérations spatiales et les puces électroniques.

Concrètement, cela signifie que les chercheurs suisses seront exclus de programmes étendards comme EuroQCI, doté de 400 millions d’euros pour la recherche sur les communications quantiques, ou de programmes spatiaux européens (Copernicus pour la surveillance de l’environnement, EGNSS pour la navigation spatiale, Govsatcom pour les communications gouvernementales), financés à hauteur de 1,6 milliard d’euros. De même, ils restent en dehors du programme de recherche européen Chips JU sur les nouvelles générations de puces électroniques, doté quant à lui de 4,1 milliards d’euros.

Le Secrétariat d'Etat à la formation, à la recherche et à l'innovation (Sefri) s’emploie actuellement à négocier une participation de la Confédération à ces différents programmes. Mais le contexte n’aide pas. L’activation par l’UE de cette clause d’exclusion arrive à un moment où les pays membres ont remis leur sécurité commune en tête de leurs priorités. Et où la confiance dans les technologies venues des Etats-Unis est fragilisée.

Coupez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens

Ce statut «un pied dedans, un pied dehors» ne fait pas les affaires de Berne. Et il rend plus aiguë la question de la stratégie de la Suisse sur ses filières d’avenir. Or, c’est dans ce contexte que le pays vient d’opérer un des choix les plus contreproductifs de sa récente histoire politique. Réduire tous les postes de dépense, sans discernement, dans l’optique d’économiser près de 5 milliards de francs par an sur le budget de la Confédération.

C’est ainsi que le rapport Gaillard, commandé par Karin Keller-Sutter et approuvé par le Conseil fédéral, prévoit de raboter 10% dans tous les budgets, y inclus ceux du Fonds national pour la recherche scientifique ou d’Innosuisse pour l’innovation. Le Conseil des écoles polytechniques évoque 460 millions de francs en moins par an, 700 projets de recherche annulés et 2000 postes de jeunes chercheurs supprimés dans les hautes écoles…

Certes, l’approche a le mérite d’être égalitaire, et d’éviter de créer des jaloux. Mais dans le contexte géopolitique actuel, quel sens y a-t-il à vouloir opérer un immense coup de rabot à l’aveugle?

L’économie suisse tire sa valeur ajoutée d’innovations nourries par la recherche scientifique. Et, au moment où nombre de pointures scientifiques américaines sont intéressées par des postes en Europe à cause de la politique anti-science de Trump, les instituts de recherche suisses risquent de manquer des fonds nécessaires pour saisir cette opportunité historique dans la chasse internationale des talents. Il y a pourtant là un coup immense à jouer. «Ne le jouons surtout pas!», semble nous dire Berne.

Le virage Beyond Gravity

Certes, la Suisse se targue officiellement de n’avoir pas de politique industrielle, et par conséquent pas de politique d’innovation. Encore faut-il s’entendre sur ce que recouvrent ces concepts. L’économie helvétique n’a pas eu besoin de plans quinquennaux, dans lesquels des hauts fonctionnaires choisiraient les filières technologiques à privilégier. Longtemps, cela lui a longtemps réussi.

Mais derrière le dogme de la priorité aux choix du marché, elle a quand même des embryons de politique industrielle. Et ici, les considérations de souveraineté technologique deviennent aussi de plus en plus présentes.

Le dernier exemple en date est celui de Beyond Gravity. Le 10 mars dernier, le Conseil des Etats a voté une motion demandant à ce que la Confédération conserve une participation dans cette entreprise filiale de Ruag que le Conseil fédéral voulait privatiser. Quatrième entreprise spatiale européenne et acteur clé dans cet écosystème, avec en particulier la fabrication des coiffes des fusées comme Ariane, Beyond Gravity apparaît soudain comme stratégique pour la Suisse dans un secteur bouleversé par la prise de conscience de la dépendance aux Etats-Unis – l’Ukraine doit désormais composer avec la menace constante de se voir couper l’accès à la constellation des satellites Starlink contrôlée par Elon Musk.

La Suisse considère aussi elle-même que les domaines dont elle se retrouve exclue par le programme Horizon Europe sont bel et bien stratégiques. Sinon pourquoi avoir dégagé un budget de 27 millions de francs pour soutenir la Swiss Chip Initiative lancée en février 2024 par les Ecoles polytechniques fédérales et le CSEM de Neuchâtel? Son objectif explicite est de renforcer ce domaine et de donner au pays, sinon une indépendance, du moins les moyens de peser dans le secteur des puces électroniques.

La menace quantique

Dans tous ces cas, les enjeux stratégiques ne sont pas difficiles à comprendre. A l’heure des drones militaires ou de la course à l’intelligence artificielle, la maîtrise de ces technologies et une certaine indépendance sont cruciales, tant pour des raisons de sécurité que de compétitivité économique.

Le cas du quantique est éclairant. En 1994, le mathématicien américain Peter Shor a démontré qu’un algorithme quantique de son invention permet de factoriser des grands nombres de manière exponentiellement plus rapide qu'un ordinateur classique. Voilà qui permettrait de venir à bout de systèmes de chiffrement communs (tels que RSA et ECC) en quelques secondes ou minutes. Difficile d’imaginer une question plus souveraine que la cybersécurité des communications gouvernementales et financières, ou le contrôle des systèmes d’armes...

Que vaut le dogme du marché dans les guerres hybrides du cyberespace ou face à des technologies quantiques qui menacent à terme de casser les codes chiffrés qui protègent aussi bien l’utilisateur d’un service de banque en ligne que ceux de la commande d’un système d’armes comme un missile (y compris nucléaire)?

Pas grand-chose, et c’est bien la raison pour laquelle la Suisse a lancé en mai 2022 la Swiss Quantum Initiative avec un budget de 10 millions de francs pour 2023 et 2024, auxquels s’ajoutent 82,1 millions pour la période 2025-2028.

Dans ces différents domaines, la Suisse a donc fait le choix de faire des efforts de financement particulier. On peut discuter sur le fait de savoir si cela relève de la politique industrielle ou pas, mais il devient incompréhensible que ces priorités ne trouvent pas un reflet dans les choix des économies sur les financements de la recherche préconisées par le rapport Gaillard.

Le cas du spatial

Par exemple, dans le spatial, les coupes vont toucher la participation de la Suisse aux programmes optionnels de l’Agence spatiale européenne (ESA), dont le pays est pourtant membre fondateur. C’est 10% de moins sur une contribution de 160 millions de francs à des programmes certes facultatifs, mais dont la dimension stratégique n’échappe plus à personne. Il s’agit par exemple de la constellation de satellites de communication sécurisées Iris2 qui se pose en alternative de Starlink. Comme pour les F-35, allons-nous accepter d’être dépendants des caprices des Américains, qui peuvent tirer la prise à tout moment?

Le cas du spatial nous rappelle aussi que l’Europe ne se limite pas à la seule géométrie des 27 membres de l’Union. L’ESA mais aussi l’espace Schengen ou le Conseil de l’Europe ont d’autres membres (comme la Suisse) en plus de ceux de l’UE. Et en toute probabilité, l’Europe de la défense qui s’esquisse comptera le Royaume-Uni post-Brexit et la Norvège (membre de l’AELE), mais pas forcément la Hongrie de Viktor Orban.

Sous le tapis de la «globalisation heureuse»

Où se situera la Suisse dans ce nouveau contexte? Quelles sont ses forces et ses faiblesses technologiques, y compris dans les chaînes d’approvisionnement des écosystèmes high-tech?

Au moment où le Parlement considère Beyond Gravity comme stratégique (mais curieusement pas sa filiale lithographie qui, en dépit de son rôle clé dans les machines à imprimer les puces électroniques du Néerlandais ASML, a été cédée au groupe allemand Zeiss en septembre dernier), la question mérite d’être éclaircie.

Au-delà, dans quel domaine de recherche la Suisse considérera-t-elle comme stratégique de mutualiser ses forces avec ses voisins? Dans quels domaines choisira-t-elle d’investir seule, estimant qu’il y va de sa souveraineté pleine et entière?

Longtemps cachées sous le tapis de la «globalisation heureuse» et de ses dividendes qui ont abondé nos coffres, ces questions se font pressantes. Il serait temps d’y répondre, à moins de vouloir se les prendre en pleine figure.