EXCLUSIF. Une cliente de l’avocat genevois Alexandre Camoletti s’apprête peut-être à conclure l'affaire du siècle. Elle est la seule acquéreuse, pour 50’000 francs, d’un tableau que plusieurs experts attribuent à Claude Monet. Les offres doivent parvenir à l’Office des faillites de Lausanne avant lundi 24 mars 2025.

Cela a été l’affaire d’une vie. Patrick Steiner, passionné d’art et autodidacte français résidant dans le canton de Vaud, a passé plus de 20 ans à tenter de démontrer que le tableau intitulé Baie de Monaco, jour de régate (1884), qui a appartenu à un industriel italien et à la princesse Faouzia d’Egypte avant qu’il en fasse l’acquisition en 1993 à Parme, était un véritable Monet. Pour l’acheter et procéder à son authentification, il a convaincu plusieurs investisseurs de le soutenir financièrement dans cette entreprise. Parmi eux figure la femme d’un architecte genevois, qui lui prête 1,2 million de francs entre 1991 et 1997.

Mais Patrick Steiner se heurte rapidement à un obstacle de taille: le Wildenstein Plattner Institute, seule autorité habilitée à reconnaître les œuvres du peintre français et à les inclure dans le catalogue raisonné, sorte de bible de l’artiste. Sans cela, impossible d’intéresser de grands collectionneurs ou d’organiser une vente aux enchères. Dynastie incontournable dans le monde de l’art, la famille affiche une réputation sulfureuse: elle a été condamnée en France au plus grand redressement fiscal de l’histoire (plus de 500 millions d’euros) et à de la prison ferme pour Guy Wildenstein. Parmi les faits reprochés, avoir dissimulé une trentaine d’œuvres majeures, déclarées comme «disparues ou volées» dans des coffres-forts appartenant à la famille.

Coiffé au poteau

Ne ménageant pas ses efforts, Patrick Steiner a proposé Baie de Monaco, jour de régate tous azimuts. Parmi les premiers intéressés, la Principauté de Monaco elle-même. Le yacht club de Monaco en fait même la couverture de son livre anniversaire «Monaco port des princes», qui paraît en 1996. Las, son Altesse finit par choisir un autre Monet, lui aussi intitulé La Baie de Monaco, où figure un paysage similaire mais avec un seul bateau en son centre. La toile est vendue par Richard Coburn, médecin personnel de la famille Wildenstein, et c’est le patriarche de la famille, Daniel Wildenstein, qui se charge de faire l’intermédiaire auprès de la Principauté. Contrairement au tableau de Patrick Steiner, cette œuvre figurera au catalogue raisonné de l’Institut.

Trois ans plus tard, après plusieurs tentatives, Patrick Steiner a rendez-vous dans le saint des saints, le musée Marmottan Monet à Paris, qui abrite une bonne partie de la collection du peintre décédé en 1926, et surtout ses archives. Mais la conservatrice de l’époque, Marianne Delafond, refuse de lui montrer les carnets de l’artiste, qui auraient peut-être permis d’y trouver trace du Baie de Monaco, Jour de régate. A deux reprises, Patrick Steiner se tourne vers l’Institut Wildenstein, mais celui-ci refuse à chaque fois de considérer son tableau. Contacté par Heidi.news, l’Institut a répondu se «réserver le droit de rendre une décision sans commentaire.»

Contre vents et marées

La situation ne surprend pas le propriétaire de la galerie parisienne Adler, Joël Cohen. «Je pense pour ma part que c’est un Monet. Je ne suis pas expert, mais j’ai 43 ans d’expérience dans le milieu et j’en ai vu passer plusieurs», explique-t-il par téléphone. Il ajoute avoir eu «plusieurs rendez-vous à propos de ce tableau annulés à la dernière minute» avec un membre de la famille Wildenstein. «Beaucoup de tableaux, que le père [Daniel Wildenstein] ne voulait pas reconnaître mais qu’il a ensuite essayé d’acheter, se sont ensuite retrouvés dans sa vitrine», ajoute-t-il, se référant au scandale qui a entouré le tableau Les Meules, également de Claude Monet, d’abord refusé au sein du catalogue raisonné puis intégré des années plus tard, une fois racheté par des proches de la famille Wildenstein.

Patrick Steiner.jpg
Patrick Steiner posant en mars 1997 avec la fameuse toile signée Monet. | Archives privées

Si Patrick Steiner n’a pas l’ombre d’un doute sur l’authenticité du tableau, certains experts sont plus sceptiques, arguant par exemple d’un excès de détails dans la représentation du littoral monégasque ou encore d’un manque de précision dans l'exécution des drapeaux des bateaux.  Mais l’autodidacte tient bon, contre vents et marées, avec une confiance dans son instinct qui vire parfois à l’obsession.

Atteint d’une tumeur au cerveau diagnostiquée fin 2016, Patrick Steiner ne parviendra pas à faire reconnaître l’authenticité de son tableau de son vivant. Hospitalisé et très diminué, il souhaite rassurer ses créanciers avant de partir. Il demande à sortir du CHUV le 15 décembre 2016, contre l’avis de son médecin. Dans l’impossibilité de se déplacer, il convoque quatre jours plus tard, chez lui à Lausanne, l’avocat genevois Alexandre Camoletti, qui représente la principale créancière.

Le flair pour les affaires

Mais l’avocat ne vient pas les mains vides au rendez-vous. Il passe le matin-même dans les bureaux de Natural Le Coultre à Genève où est entreposé depuis des années Baie de Monaco, Jour de régate. Cette société appartient alors à son ami Yves Bouvier, dont il est un des avocats dans l’affaire contre l’oligarque russe Dmitry Rybolovlev (voir l’épisode 2 de notre Exploration «Le Renard et l’Oligarque»). Il fait préparer un certificat de dépôt qui va s’ajouter au contrat signé en 1991 liant sa cliente à Patrick Steiner. En particulier, l’article 31, nouveau et écrit en petits caractères, stipule: «Les marchandises remises au commissionnaire expéditeur ou lui provenant de quelque manière que ce soit lui servent de gage pour le solde pouvant être dû sur l’ensemble des transactions faites avec le commettant.»

En clair, les frais d’entreposage du tableau, s'ils demeurent impayés, permettent de demander la mise en gage du tableau. Deux jours plus tard, c’est une reconnaissance de dette qui est envoyée par Me Alexandre Camoletti à Patrick Steiner dans laquelle ce dernier aurait reconnu devoir «irrévocablement et inconditionnellement» à sa cliente la somme de 3 millions de francs ainsi que «30% du bénéfice du tableau». Deux doutes subsistent: Patrick Steiner n’aurait pas signé ce document mais un autre, qui ne mentionne pas les 3 millions, et surtout, le malade est au bénéfice d’un certificat médical qui atteste «d’une altération de sa capacité de discernement». Une situation qui rend potentiellement caduque toute signature de contrat, soulignent ses proches.

De son côté, Me Camoletti réfute l'absence de discernement. «Lorsque nous nous sommes vus à Lausanne, Monsieur Steiner était tout à fait alerte. Il voulait ce dépôt conjoint pour s'assurer que la créance ayant financé son acquisition soit garantie par le tableau, quoi qu’il arrive. Son épouse était présente et il lui a conféré un pouvoir écrit en cas de décès.»

Trois jours plus tard, c’est un autre membre du clan Bouvier qui fait son apparition à Lausanne, l’historien de l’art Marc Restellini (voir l’épisode 4 de notre Exploration «Le Renard et l’Oligarque»). Lui-même membre de l’Institut Wildenstein durant dix ans, il aurait déclaré à Patrick Steiner, selon sa veuve: «Guy [Wildenstein] m'a dit qu'il était prêt à revoir votre dossier, chose qui en principe ne se fait jamais, d'aller à l'encontre de son père [Daniel Wildenstein, décédé en 2001], mais il faut que vous apportiez votre tableau à l'Institut Wildenstein à Paris». Mission impossible dans l’état dans lequel se trouve alors Patrick Steiner.

Des dettes en héritage

Deux mois plus tard, en février 2017, Patrick Steiner s’éteint. Comme il était endetté à hauteur de plusieurs millions de francs, sa succession est gérée par l’Office des faillites de Lausanne, auprès duquel Me Camoletti se manifeste une première fois en juin 2017. Appliquant un taux d’intérêt de 9% à la dette reconnue par Patrick Steiner à sa mandante, il réclame 4 millions de francs, une somme jugée excessive par les proches du disparu. Mais surtout, il invoque le contrat signé avec ce dernier peu avant sa mort: «Pour garantir la créance, un tableau attribué à Claude Monet (...) a été mis en gage à date du 19 décembre 2016, selon le certificat de dépôt émis par Fine Art Transport Natural le Coultre SA.»

Quatre années passent. En mai 2021, l’Office des faillites somme tout créancier de se manifester, annonçant vouloir régler le cas. Le 17 mai, dernier jour du délai, Alexandre Camoletti se manifeste à nouveau. Selon ses calculs, le montant dû à sa cliente, qui a alors près de 80 ans, s’élève désormais à 4,7 millions de francs et son intérêt au bénéfice de la vente du tableau est passé de 30 à 50%. Passant outre le certificat médical du CHUV du 15 décembre 2016 sur l’altération de discernement, l’avocat fait valoir le contrat passé avec Patrick Steiner le 19 décembre de la même année.

Pour l’Office des faillites et son conseil, Me Jean-Luc Tschumy, cela ne semble pas poser de problème. C’est même cette évaluation qui poussera la juge de paix à estimer que les héritiers de Patrick Steiner n’ont pas les moyens d’accepter cette succession. La juge de paix et le président du tribunal d'arrondissement de Lausanne refusent dans la foulée une offre de la galerie néerlando-qatarie Pallas Arts, qui offre 10 millions d’euros pour ce tableau, le 5 mai 2021.

Des décisions qui intriguent Cédric Chapuis, autre créancier de Patrick Steiner, à qui il a prêté 100’000 francs en 2010. «Cette affaire donne l’impression que l’Office des faillites souhaite se débarrasser de la patate chaude, mais que l’humain n’est pas vraiment pris en compte.»

«Les Wildenstein font la pluie et le beau temps»

Tenace, la veuve de Patrick Steiner continue depuis 2017 à se démener pour réaliser le rêve de son mari: faire entrer Baie de Monaco, Jour de régate au sein du catalogue raisonné de l’Institut Wildenstein Plattner.

Elle commandite par exemple en 2021 une expertise graphologique réalisée par Jean-Pierre Rembarz, expert accrédité auprès du tribunal de Chambéry. Dans un rapport de près de 40 pages, il est formel: «Devant la pluralité de nos constatations, nous pouvons conclure que la signature figurant sur le tableau intitulé La baie de Monaco réalisé en avril 1884 est bien celle de Claude Monet. Les examens techniques ne permettent pas d’émettre une tout autre hypothèse.»

Elle engage ensuite en 2024 Me Claude Dumont-Beghi, avocate parisienne et bête noire de la famille Wildenstein, pour forcer l'Institut à prendre une décision. Mais l’Office des faillites vaudois fait capoter la procédure, faute de documents nécessaires envoyés à temps. Son avocat, Me Tschumy, pourtant averti par email à trois reprises, répondra avec un mois de retard (par la négative).

Contactée, l’avocate parisienne estime que «ce n’est pas le tableau qui pose problème, mais l’environnement de cette succession». Avant d’ajouter: «Les Wildenstein font encore la pluie et le beau temps». Comme l’Institut est désormais enregistré aux Etats-Unis, «les forcer à rendre une décision sur une œuvre est désormais très compliqué.»

Pour une bouchée de pain

Tout s’accélère en ce début 2025. La veuve de Patrick Steiner reçoit une circulaire datée du 18 février adressée aux créanciers de feu son mari visant à liquider la succession par la vente du tableau au plus offrant. L’Office des faillites se justifie: «En l'état, le Wildenstein Plattner lnstitute refuse d'inscrire le tableau en cause dans le catalogue raisonné précité. Dans l’hypothèse où, en théorie, une décision judiciaire obligeait Wildenstein Plattner Institute à procéder à cette inclusion, ledit tableau y figurerait avec la mention que son inclusion résulte d'une décision judiciaire, précision qui aurait pour conséquence de réduire à néant la portée de sa présence dans ledit catalogue.»

De plus, contrairement à une vente aux enchères pourtant évoquée dans les précédentes communications de l’Office, il est cette fois choisi une «offre d'achat de gré à gré au sens de I'art. 256 LP», réduisant les chances d’obtenir un effet d’enchère. Puis la circulaire précise que la seule offre reçue est celle de la cliente de Me Camoletti, lequel a entre-temps racheté en septembre 2023 à Natural Le Coultre la dette de M. Steiner pour les frais d’entreposage du tableau. «L'offre d'achat de gré à gré porte sur le montant de CHF 50'000.00 (cinquante mille francs), lequel a d'ores et déjà été consigné en mains de l'Office des Faillites», conclut le document.

La valeur de la vente prévue à Lausanne est ainsi dix fois inférieure à celle estimée lors de son entreposage en 2010 dans l’ancienne société d’Yves Bouvier, et cent fois inférieure à la somme de 5 millions exigée par Me Camoletti dans le cas d’un achat par quelqu’un d’autre. Une condition évoquée dans plusieurs courriers par l’avocat de l’Office des faillites, Jean-Luc Tschumy, entre juin 2023 et février 2024.

Contacté, ni l’office des faillites, ni Me Tschumy n’ont souhaité répondre à nos questions, invoquant le secret professionnel.

Un étrange hommage

La situation interroge l’avocat vaudois de la veuve Steiner: «Il est évident que si l’acquéreur du tableau, dans de pareilles conditions, devait miraculeusement, dans quelque temps, obtenir son inclusion dans le catalogue raisonné de Monet, la question de la responsabilité de l’Office des faillites – donc de l’Etat de Vaud – se poserait.»

De son côté, Me Camoletti, interrogé sur le fait que sa cliente pourrait faire l’affaire du siècle, déclare:

«Tout le monde souhaite que [ce tableau] finisse par être intégré au catalogue raisonné de Monet, mais Monsieur Steiner n'a pas réussi à le faire en 30 ans d'efforts et les refus n’ont fait l’objet d’aucune justification ni explication.»

Avant d’ajouter: «Ma cliente a fait dans le délai imparti par l’Office des faillites à tous les créanciers et aux tiers intéressés une offre du montant de base requis par l’Office, soit 50'000 francs, pour faire avancer les choses. C’est aussi une façon de rendre hommage au travail d’une vie de Monsieur Steiner qui a passé des années à tenter de faire authentifier ce tableau, en espérant que d'autres personnes feront enfin des offres de manière à ce que des enchères aient lieu».