Des Etats-Unis à la Suisse, en passant par l’Allemagne, le Danemark ou les Pays-Bas, les chercheurs se décarcassent pour comprendre les freins à la mobilité active. Pour beaucoup d'entre eux, le constat est clair: c'est la voiture qui a étouffé la pratique du vélo, en s'étalant dans les rues et les esprits. Aux autorités d'avoir le courage de faire marche arrière.

Quand il était gosse, dans les années 1980-1990, Ralph Buehler, professeur en affaires et planification urbaines à Virginia Tech, a vite compris que le vélo était une affaire de culture. Alors qu’il roulait sans crainte en Allemagne, dans sa petite commune du Bade-Wurtemberg, l’ambiance changeait du tout au tout dès qu’il traversait la frontière pour se rendre à Bâle, à seulement quelques coups de pédales de là, dans une Suisse encore très autocentrée.

«A l’époque, les voitures étaient prioritaires en Suisse, même aux passages piétons, se souvient-il. Cette directive est révolue depuis longtemps, mais elle montre à quel point la régulation du trafic varie selon la ville, le pays et l’époque. Les cyclistes et les piétons ne sont pas respectés de la même manière partout.»

On explique parfois le succès du vélo à Copenhague ou à Amsterdam par des facteurs objectifs, comme l’absence de reliefs ou la forte densité urbaine dans ces villes européennes. Mais pour Ralph Buehler, qui vit aux États-Unis depuis vingt ans, ces éléments sont secondaires. Il persiste et signe: «Lecar centrism’, c’est d’abord et avant tout une question d’habitude.»

Car même dans des lieux où la topographie se prête très bien au vélo, la voiture reste reine. C’est pendant ses études à l’Université Rutgers, dans un pays hostile depuis toujours aux piétons et au vélo, que Ralph prend la mesure du problème. «En grandissant près de la frontière suisse, je n'avais pas vraiment conscience de la mobilité comme sujet d'étude. Je faisais du vélo, je conduisais des voitures, j'utilisais les transports en commun et je marchais, sans me poser des questions. Ce n'est que lorsque je suis devenu étudiant ici aux États-Unis que j'ai réalisé qu'il existe énormément d’endroits où l’on ne peut ni marcher, ni faire du vélo, ni prendre les transports en commun. Et j’ai voulu contribuer à faire évoluer cela.»

Au royaume de la bagnole

C’est donc dans la plus grande «car nation» du monde, où il faut sortir sa voiture pour aller acheter son pain, que Ralph Buehler se positionne à l’avant-garde de l’engouement académique pour le vélo, et ce dès le début des années 2000. Avec son aîné Jon Pucher, spécialiste en transports urbains à Rutgers et grand pourfendeur de la voiture, il accouche en 2008 d’un article qui fera date: Making Cycling Irresistible: Lessons from The Netherlands, Denmark, and Germany (Rendre le cyclisme irrésistible: leçons venues des Pays-Bas, du Danemark et d’Allemagne). Ce travail sera suivi d’un livre, City Cycling en 2012, qui devient en 2021 Cycling for Sustainable Cities (Le vélo pour une ville durable). Les deux ouvrages font désormais référence concernant la question du vélo en ville.

Moyennant des centaines d'interviews et d’observations participantes à travers le globe, les deux spécialistes en mobilité douce décortiquent une configuration mondiale du trafic née dans le monde occidental et devenue aujourd’hui la norme sur six continents: des autoroutes qui relient des banlieues au centre-ville sur des longues distances et en un temps record. «Les villes du monde entier ont été conçues autour des véhicules motorisés et de la conduite, souligne Ralph Buehler. Nos prédécesseurs ont fait cela à un moment où la possession de voitures a explosé. Seulement aujourd’hui, nos besoins ont radicalement évolué. Nous nous trouvons à la sortie d’une ère de dépendance à la mobilité dure.»

C’est un constat essentiel: le vélo n’a pas disparu par l’effet de la fatalité, il a été poussé hors de l’espace public par l’essor de la voiture, de sorte que son usage n’a cessé de décliner au fil des Trente Glorieuses. Et si la petite reine a repris du poil de la bête dans certains pays européens, c’est par la grâce de politiques publiques volontaristes, qui produisent leurs effets sur le long terme.

La culture n’est pas une fatalité: en 1950, l’Anglais pédale tout autant que l’Allemand. De nos jours, le Berlinois fait l’essentiel de ses déplacements à vélo tandis qu’il faut toujours faire des pieds et des mains pour installer le Londonien moyen sur une selle. Le ciel teuton n’est pourtant pas beaucoup plus radieux que la météo britannique. En revanche, les municipalités allemandes ont entrepris de réhabiliter le vélo à partir des années 1970 et s’en sont donné les moyens.

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