Devant nos yeux ébahis se joue à Washington bien plus qu’un simple coup d’Etat. Le second mandat de Donald Trump représente l’aboutissement d’une idéologie née au cœur de la Silicon Valley, qu’il ne comprend pas vraiment, et qui lui survivra à coup sûr. Gloire au dieu Silicone, en train de prendre ses quartiers sur le Capitole.
La crise financière de 2008 a créé les conditions nécessaires pour que la pensée antidémocratique prenne racine dans la Silicon Valley, mais la transformation réelle s'est produite à travers une série de phases distinctes, chacune s'appuyant sur la précédente. Retraçons soigneusement cette évolution.
Le contexte institutionnel de cette transformation est crucial. Les sondages d’opinion de Gallup montrent que la confiance dans les médias a chuté de 72 à 31% entre 1976 et 2024, tandis que le taux de défiance vis-à-vis du gouvernement atteint 85% depuis 2008, selon Pew Research. Cette érosion de la confiance institutionnelle a créé un terrain fertile pour les structures de pouvoir alternatives.
Le danger ne réside pas seulement dans ce que ces agents font, mais dans la manière dont leurs actions démantèlent systématiquement leur capacité de résistance démocratique. Nous assistons à une mise en œuvre exacte de la doctrine «RAGE» de Curtis Yarvin, Retire All Government Employees (mettre à la retraite ou licencier tous les fonctionnaires, ndlr.), qu'il a proposée pour la première fois en 2012. Mais ce qui rend ce moment singulier, c'est la façon dont plusieurs courants de pensée néoréactionnaires se combinent en une action coordonnée. Lorsque Yarvin parle de remplacer les institutions démocratiques par des structures inspirées de la gouvernance d'entreprise, lorsqu'il affirme que les compétences techniques devraient l'emporter sur le processus démocratique, il décrit précisément ce qui est en train de se passer devant nos yeux.
Il faut voir comment cela s'inscrit dans le plan de Yarvin: d'abord, éliminer les fonctionnaires de carrière qui pourraient faire obstacle en se revendiquant de la loi ou de la Constitution. Ensuite, installer une infrastructure technique privée qui rendra le contrôle démocratique impossible.
L'objectif n'est pas seulement de modifier le personnel à la tête des grandes agences gouvernementales, mais de transformer la machine même du pouvoir, en passant d'institutions démocratiques à des systèmes techniques contrôlés par une petite élite.
Cette mise en œuvre a cela de particulièrement dangereux qu’elle combine la critique institutionnelle de Yarvin avec la vision technologique de Balaji Srinivasan. Alors que Yarvin a fourni le cadre théorique du démantèlement des institutions démocratiques, le concept d'«Etat-réseau» de Srinivasan a fourni des outils pratiques et une formation. Nombre de ces jeunes agents sont issus de programmes explicitement conçus pour mettre en place des structures de gouvernance parallèles échappant au contrôle démocratique et gérées par Srinivasan.
Ce à quoi nous assistons, ce n'est pas à une simple prise de pouvoir, mais à l'aboutissement d'une idéologie qui est cultivée, testée et affinée depuis plus d'une décennie.
Tout d'abord, ces penseurs ont affirmé que la démocratie était inefficace. Ensuite, ils ont créé des outils technologiques – cryptomonnaie, gouvernance par la blockchain et prise de décision par l'IA – pour court-circuiter les institutions démocratiques. Aujourd'hui, ils ne sont plus en train d'expérimenter. Ils prennent le contrôle des institutions publiques et les reprogramment en temps réel pour qu'elles s’accordent à leur vision.
En se concentrant uniquement sur le détail ce qui se passe au sein des agences ciblées, on passe à côté de la transformation plus profonde à l’œuvre. Chaque serveur placé hors d’atteinte, chaque nouveau modèle d'IA, chaque fonctionnaire licencié, représente une nouvelle étape dans la conversion de la gouvernance démocratique en ce que Yarvin a appelé le «néocamérisme»: un système dans lequel la société est gérée comme une entreprise, avec une propriété et un contrôle clairs plutôt qu'une délibération démocratique. L'infrastructure en train de se construire devant nos yeux n'est pas destinée à servir des objectifs démocratiques, mais à rendre la démocratie obsolète.
La stratégie consistant à «inonder la zone de merde», pour reprendre les mots de Steve Bannon, ne consiste pas seulement à contrôler le cycle de l'information, mais à remodeler les conditions de la gouvernance. L'objectif est de créer un environnement si chaotique que la prise de décision démocratique en devient impossible.
Tout d'abord, ils ont disrupté le journalisme, en remplaçant la vérité par des fils d’actualité optimisés pour générer l'engagement. Aujourd'hui, ils perturbent la gouvernance elle-même. Les informations que vous consommez, la politique telle que vous la voyez, votre réalité même, sont le fruit de procédures automatiques et sont contrôlées par les agents privés qui contrôlent les réseaux.
Une fois que le public aurait perdu confiance dans le gouvernement, l'élite de la tech pourra livrer la solution: une nouvelle forme de gouvernance, pilotée par l'IA et optimisée par des algorithmes. Une forme qui ne serait pas soumise à l'irrationalité humaine, à l'inefficacité démocratique ou aux aléas des urnes. Tout comme les entreprises de médias sociaux ont remplacé les médias traditionnels par des flux algorithmiques, ces technocrates cherchent à remplacer la gouvernance démocratique par une prise de décision automatisée.
Ce qui se passe au sein du DOGE constitue la phase finale de ce plan. Les vieilles institutions démocratiques, affaiblies par des années de déstabilisation délibérée, sont en train d’être remplacées par des systèmes d'IA propriétaires contrôlés non pas par des élus, mais par le réseau d’opérateurs de la Silicon Valley qui est à l’origine même de cette crise de l’information.
Ce n’est pas l’avenir vers lequel nous nous dirigeons, c’est notre présent.
Les prérogatives qui étaient jusque-là celles d’institutions publiques responsables devant le peuple sont déjà en train d’être confiées à des IA propriétaires, optimisés pour l’efficacité et le contrôle plutôt que la justice et l’égalité. D'ores et déjà, des décisions de maintien de l’ordre, de réglementation financière, de censure politique, sont prises par des algorithmes qu’aucun citoyen ne peut sanctionner dans les urnes et qu'aucun tribunal ne peut contrôler. Vos droits ne sont plus déterminés par un cadre légal qui prévoit des recours: ils sont dictés par un ensemble de conditions de service, modifiables à la guise par ceux qui contrôlent ces réseaux.
Ces idées antidémocratiques ont beau exercer une influence croissante, elles se heurtent à des critiques et à des résistances. Des intellectuels comme Evgeny Morozov ont critiqué le «solutionnisme technologique» derrière cette pensée. Les mouvements citoyens de défense des droits numériques et en faveur d’un meilleur contrôle des technologies ont gagné du terrain. Certains employés de la tech ont commencé à se rebeller contre les visions extrêmes portées par leurs employeurs.
Toutefois, ces efforts de résistance se heurtent aux ressources et à l'influence immenses de ceux qui se battent pour un avenir post-démocratique.
Et si nous n'agissons pas maintenant, nous pourrions nous réveiller un jour et découvrir que la démocratie n'a pas été renversée par un coup d'Etat spectaculaire, mais grignotée ligne par ligne, du code qui régit désormais nos vies.
Et maintenant, le plus terrifiant: Donald Trump, l'homme fort censément au cœur de cette entreprise, ne se rend compte de rien. Il n’entretient pas de grand projet idéologique au-delà de l’exercice de son propre pouvoir. Il ne comprend pas le système qui se construit autour de lui, ni le fait que sa présidence n'est qu'un vecteur pour des forces qui le considèrent comme un bélier contre la démocratie, utile et éphémère.
Son entourage en revanche le comprend parfaitement.
J.D. Vance, vice-président en embuscade, a étudié le travail de Curtis Yarvin. Peter Thiel, son mécène de longue date, finance cette vision depuis plus de dix ans. Balaji Srinivasan est celui qui rédige le programme. Quant à Elon Musk, il met en place l'infrastructure. Et les jeunes agents du DOGE qui sont actuellement en train de brancher des IA à chaque étage du département du Trésor travaillent à un avenir qui survivra à Trump de longue date.
Le sujet, ce n’est pas Trump. C’est ce qui vient après lui.
Trump est un dirigeant vieillissant dont la main politique est en déclin. Derrière lui se profilent des trentenaires et des quadragénaires en train de jeter les bases d’un nouvel ordre post-démocratique. Ces hommes ont passé la dernière décennie à préparer la sortie de la démocratie, mais ils ne chuchotent plus dans les sombres recoins d'internet. Ils sont aux manettes, ils ont de l'argent, des IA et un plan. Et la démocratie, dans sa forme actuelle, n'a jamais été aussi proche du gouffre.
Vox Populi, vox Dei, a récemment péroré Elon Musk du haut de X, son trône numérique. La voix du peuple est la voix de Dieu.
Mais dans le monde qu'ils sont en train de construire, le peuple n'a pas voix au chapitre. Les algorithmes parlent pour eux. Les dirigeants décident pour eux. L'avenir est optimisé, efficient, et totalement hors de leur contrôle.
Vox Populi, vox Dei, susurrent-ils tout en verrouillant les portes.