La crise des subprimes de 2008, à la fin du second mandat de George W. Bush, a préparé l’Amérique au déferlement d’idées néoréactionnaires portées par des médias alternatifs comme Zero Hedge et InfoWars. Mais c’est dans la Silicon Valley que ces idées ont trouvé un terreau favorable, et nous allons voir pourquoi.

Détruire le consensus démocratique (voir épisode précédent) n’est qu’un premier pas. La vraie révolution viendrait de la technologie. En 1999, au plus fort de la bulle internet, James Dale Davidson et William Rees-Mogg ont publié un livre en forme de manuel pour un coup d’Etat technologique: The Sovereign Individual (L’Individu souverain, non traduit en français). A l’époque, il apparaît à beaucoup comme de la science-fiction: y est prédit l’essor des cryptomonnaies, le déclin de l’Etat-nation traditionnel, et l’émergence d’une nouvelle aristocratie numérique. Les impôts obligatoires vont laisser la place à des impôts sur base volontaire, et les réglementations disparaître. Les personnes les plus fortunées fonderaient leurs communautés privées autonomes, tandis que le reste du monde serait laissé pour compte.

Le libertarisme, lorsqu’il fusionne avec ce déterminisme technologique, n’a plus grand-chose à voir avec la pensée libérale classique qui lui a donné naissance. Si l'on part du principe que le gouvernement sera inévitablement dépassé par les réseaux privés, la finance décentralisée et la gouvernance pilotée par l'IA, il devient inutile d'essayer de réformer la démocratie. La conclusion la plus radicale, à laquelle adhérent les figures de proue de ce mouvement, c’est que le gouvernement devrait être activement démantelé et remplacé par une forme de gouvernance plus «efficace», inspirée de la gouvernance d'entreprise plutôt que de la participation démocratique.

Et pourquoi pas une ville au Groenland?

C'est précisément à ce moment-là que le libertarisme se transforme en pensée néoréactionnaire. Au lieu de plaider pour un Etat de droit doté d’un gouvernement minimal, ce nouveau courant de pensée préconise un ordre privé, post-démocratique, où ceux qui ont le plus de ressources technologiques et de capacité de contrôle dictent les règles. Selon cette vision, le pouvoir n'appartient pas au peuple, mais aux «cadres» les plus compétents qui dirigent la société comme un CEO le ferait d’une entreprise.

C'est ainsi que l'argument de Curtis Yarvin selon lequel la démocratie est un système dépassé et inefficace a pu séduire les élites de la Silicon Valley. Il ne s'agissait pas seulement d'un argument philosophique. Il était en ligne avec la façon dont de nombreux acteurs de la tech concevaient déjà la disruption, l'efficacité et le contrôle. Si les systèmes sont voués à l’obsolescence du fait de l’innovation, pourquoi en irait-il autrement de la gouvernance?

Des personnalités comme Peter Thiel et Balaji Srinivasan ont poussé cette logique un cran plus loin, en soutenant qu'au lieu de résister au déclin des institutions démocratiques, les élites devraient accélérer la transition vers un nouvel ordre. Un ordre dans lequel la gouvernance est choisie (plutôt qu’élue), privée (plutôt que publique), et n’a pas vraiment de comptes à rendre. Le discours sur la «sortie» et les « Etats-réseaux» a servi de justification aux libertariens pour jeter la démocratie avec l’eau du bain.

Tout cela est loin d’être de la simple théorie. Il y a eu des tentatives réelles de mettre en œuvre de ces idées, comme le concept d'«Etat-réseau» proposé par Balaji Srinivasan dans son livre éponyme (The Network State, sorti en 2022). Il a donné lieu au projet de ville futuriste Praxis, soutenu par Peter Thiel. Le patron de la start-up Praxis, Dyrden Brown, indiquait il y a peu avoir des vues sur le Groenland pour y construire l’esprit tranquille et – pourquoi pas – s’entraîner à la survie avant d’aller sur Mars.

Disruptez-les tous

Cet état d'esprit a des racines profondes dans la Silicon Valley où le concept de disruption est considéré, non comme un simple mécanisme commercial, mais comme une véritable loi de l'histoire. On enseigne aux entrepreneurs que les vieilles institutions sont des vestiges inefficaces qui ne demandent qu’à être remplacés par de nouveaux mécanismes supérieurs. Appliquée à la gouvernance, cette logique débouche directement sur la thèse de Yarvin: la démocratie n’est autre qu’un système obsolète, du legacy code comme on dit en informatique, incapable de faire face à la complexité moderne. L’avenir appartient à ceux qui pourront concevoir et implémenter un meilleur système – qui fonctionnerait comme une entreprise, et où les dirigeants seraient choisis sur la base de leurs compétences plutôt que du suffrage populaire.

C'est pourquoi les idées néoréactionnaires ont trouvé dans les élites de la tech un public si réceptif. Pourquoi la démocratie échapperait-elle aux lois de l’obsolescence et de la disruption? Pourquoi se donner la peine de réparer le gouvernement s'il est condamné à être remplacé par un mécanisme plus avancé?

C'est ici que le point de jonction entre le libertarisme et les idées néoréactionnaires devient évident. Les libertariens classiques faisaient au moins semblant d’accorder de l’importance à la démocratie, en affirmant que les marchés devraient exister dans le cadre d'un système démocratique limité mais fonctionnel. Mais le libertarisme à la sauce de la Silicon Valley, façonné par The Sovereign Individual et renforcée par l'essor des cryptomonnaies, a commencé à voir la gouvernance démocratique elle-même comme un obstacle. La question n'était plus «comment réduire la taille de l’Etat?» mais «comment se soustraire purement et simplement à l’Etat?».

La réponse, pour des penseurs comme Curtis Yarvin, Peter Thiel et Balaji Srinivasan, consiste à remplacer la démocratie par un nouveau système, dans lequel le pouvoir appartient à ceux qui ont les ressources nécessaires pour se soustraire à l’Etat et construire quelque chose de mieux. Et comme nous le constatons aujourd'hui, ils n’ont pas l’intention d’attendre que cette transition se fasse naturellement…

La fusion de deux idéologies

Le gourou des cryptos Balaji Srinivasan, comme d'autres membres de ce mouvement, a connu une évolution idéologique qui illustre une tendance plus large au sein de la Silicon Valley. En tant que directeur technique de la plate-forme d'échange de cryptomonnaies Coinbase et associé du fonds américain de capital risque Andreessen Horowitz, il a d'abord abordé les cryptomonnaies comme un techno-libertarien, les considérant comme un outil de nature à rendre le marché plus efficace et les individus plus autonomes.

Mais peu à peu, la pensée de Balaji Srinivasan s’est alignée sur les idées néoréactionnaires, notamment avec le concept de «sortie» (exit): cette idée qu’il est possible de se soustraire complètement aux structures politiques existantes. Le pas ainsi franchi n’est pas aussi grand qu’on pourrait le croire. Les deux idéologies partageaient déjà une méfiance profonde à l'égard de toute autorité centralisée et la croyance dans le pouvoir de la technologie pour remodeler la société.

La trajectoire qui conduit du techno-libertarisme à la néo-réaction est en fait assez balisée: tout commence par une critique (libertarienne) de l’inefficacité du gouvernement et de son extension indue, qui évolue vers un scepticisme à l’égard de toutes les institutions démocratiques, vues comme lentes et irrationnelles par rapport à ce que permet la technologie. Finalement, on en arrive à la conclusion que la démocratie elle-même est un système obsolète, incompatible avec le progrès technologique rapide. L'étape finale consiste à accepter l'idée que la démocratie devrait être entièrement remplacée par des formes de gouvernance plus «efficaces», souvent inspirées des organisations d'entreprise ou des systèmes technologiques.

L’évolution idéologique de Balaji Srinivasan se reflète dans sa façon de penser les cryptomonnaies. Il a d’abord considéré le Bitcoin et les autres devises virtuelles comme un outil de liberté financière, avant de les voir comme le fondement de formes de gouvernance entièrement nouvelles, qui permettraient de s’affranchir des structures classiques de l’Etat. Ce parcours du gourou des cryptomonnaies illustre le passage du techno-libertarisme à la néo-réaction au sein de la Silicon Valley.

Comme je l'ai écrit l'année dernière, ce qui rend l'influence de The Sovereign Individual très préoccupante, c'est son orientation autoritaire. En présentant le changement technologique comme une force irrévocable ayant vocation à dissoudre les institutions démocratiques traditionnelles, le livre a fourni à la Silicon Valley un récit déterministe qui justifie la concentration du pouvoir entre les mains des élites technologiques. Il s’agirait d’un fait historique inévitable, et non d’un choix de société.

Une idéologie qui a fait tache d’encre

C'est ce qui rend la convergence des cryptomonnaies, de l'IA et de l'idéologie néo-réactionnaire si dangereuse. Si les gens ne parviennent pas à se mettre d'accord sur des faits élémentaires, qui peut décider de ce qui est vrai? Dans le monde de Yarvin, la réponse est le cadre souverain, ce dirigeant unique et incontesté dont la légitimité ne découle pas d’élections, mais de son contrôle du paysage informationnel.

Un remarquable travail d’investigation du journaliste James Pogue, publié en 2022 dans Vanity Fair sous le titre Au cœur de la nouvelle droite, où Peter Thiel fait ses plus gros paris, retrace l'évolution de ces idées marginales vers un mouvement politique sophistiqué, soutenu par certaines des figures les plus puissantes de la tech.

Lors de son reportage à la National Conservatism Conference, Pogue a rencontré toute la galaxie conservatrice, des «paléoconservateurs poussiéreux» aux sénateurs républicains ayant pignon sur rue. Mais sur la frange la plus jeune qu’il a focalisé son attention, et c’est particulièrement éclairant. Il s’agit de gens sortis des universités d’élite qui ont absorbé la critique de la démocratie formulée par Yarvin et qui s'efforcent d'en faire une réalité politique.

Comme le montre James Pogue, Yarvin ne s’est pas contenté de mettre en lumière les problèmes économiques pendant la période de crise. Il a proposé une critique globale de ce qu'il appelle «la Cathédrale», un système imbriqué formé par les médias, les universités et la bureaucratie, qui, selon lui, maintient un contrôle idéologique tout en dissimulant son propre pouvoir.

La fusion de l’école autrichienne d’économie, du libertarisme technologique, et de la critique de la démocratie par Yarvin a trouvé un véhicule parfait dans les cryptomonnaies et la technologie de la blockchain. Et c’est le gourou des cryptos Balaji Srinivasan qui a été la figure clé pour traduire ces idées abstraites en une vision concrète visant à restructurer la société, grâce aux blockchains et aux cryptomonnaies.

Dans l’épisode suivant, nous verrons comment le Bitcoin, ou plutôt une certaine conception du Bitcoin en vogue dans la Silicon Valley, a levé les tabous autour de la prise de pouvoir par la technologie.