Dans la belle ville de Hama aux norias géantes, nous rendons visite à des fossoyeurs plus ou moins officiels. Ils ont vu défiler les dépouilles renvoyées par le régime, dont la répression forcenée a coûté la vie de 100’000 Syriens. C’est là, entre les pierres tombales, que nous échappons nous-même à la grande faucheuse.

Le cimetière de Hama s’étend à perte de vue sur une colline. Les pierres tombales blanches forment un alignement quasi parfait. Ce labyrinthe, les jeunes fossoyeurs de la ville le connaissent par cœur. Ils s’appellent Ali, Ahmed, Turky, et Mohamed. Ils sont cousins et viennent de la même tribu, celle de Beni Khaled. Tous ont grandi dans ce cimetière. Leurs mains sont couvertes de la fine poussière claire qui s’échappe des sépultures où ils inscrivent chaque jour les noms des nouveaux défunts. «C’est par là», nous lance l’un d’eux lorsqu’on lui demande si des victimes des prisons du régime Assad sont enterrées ici.

Avec mon confrère Noé Pignède, nous sommes venus dans ce cimetière un peu par hasard, sans savoir ce que nous allions y trouver. En marchant, je demande à Ali où il nous amène. «Voir les fosses communes», me répond le jeune Syrien, presque sèchement. Le petit groupe accélère le pas. Nous avons du mal à les suivre, comme si ces gamins ne pouvaient pas attendre une seconde de plus pour nous montrer ce qu’ils ont été forcés de taire pendant des années.

«On les enterrait sans les identifier»

«Là, tu marches sur 70 corps environ.» Je me fige et baisse les yeux. Je viens de monter sur une petite butte de terre recouverte d’un peu d’herbe. Ali ne prête même pas attention à ma réaction, il grimpe sur une autre: «Ici aussi, on a enterré beaucoup de gens. Là-bas, c’est la plus importante fosse commune.» Son frère Ahmed nous indique un trou de plusieurs mètres de diamètre.

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Noé Pignède

Me vient la sempiternelle question: comment tout cela a-t-il été possible? Comment la communauté internationale a-t-elle pu laisser cette famille de tyrans massacrer ainsi son peuple pendant 53 ans? Ali pose son coude sur l’épaule de l’un de ses cousins et poursuit son récit: «Au début de la révolution (en 2011, ndlr.), on recevait des dizaines de cadavres par jour. D’où venaient-ils? On ne sait pas. Pour certains d’entre eux, il était impossible de voir leurs visages tellement ils étaient tuméfiés. On les enterrait sans les identifier. Je me souviens que j’essayais de me rappeler des détails comme les tatouages, au cas où un proche les chercherait. Mais il y en avait tellement…»

Un peu naïvement, je demande s’il n’est pas temps, désormais, d’ouvrir ces charniers pour identifier les centaines de corps qui s’y trouvent. «Ils sont là depuis si longtemps, comment tu veux qu’on les identifie? C’est impossible.» En réalité, des tests ADN effectués par des experts permettraient de mettre des visages sur ces victimes privées de tombe. Ce processus d’identification, long et complexe, serait la seule solution pour rendre un nom à ceux que le régime Assad s’est acharné à déshumaniser jusque dans la mort.

Mais, la priorité en Syrie n’est pas là, pas encore. Le pays a d’abord besoin de «pain et de sécurité», comme le répète le nouveau régime depuis le 8 décembre 2024.

Pris pour cibles

Soudain, un premier tir résonne à quelques centaines de mètres de nous. Tout le monde arrête de parler. Moins d’une minute plus tard, un second tir retentit. Cette fois, la balle siffle. J’ai l’impression qu’elle frôle mon oreille droite. Les cousins fossoyeurs fuient à toute vitesse entre les tombes, tête baissée. Un réflexe acquis dès le plus jeune âge. Surpris, nous nous couchons au sol et commençons à ramper derrière l’une des buttes. Nous restons là plusieurs minutes, couchés dans le lit d’une fosse commune.

Hassoun, le chauffeur qui nous accompagne, a entendu les tirs depuis l’entrée du cimetière. Il s’approche en voiture et nous fait signe de le rejoindre en courant. Il est originaire de Tabqa, près de Raqqa, une ville restée trois ans sous le contrôle de Daech. Son calme nous rassure. «Pourquoi on vous a tiré dessus?», il s’enquiert. Personne n’a la réponse. Je me souviens seulement a’avoir vu à notre arrivée un jeune homme debout sur le mur d’enceinte au fond du cimetière. Il portait quelque chose en bandoulière mais, éblouie par le soleil de fin de journée, je n’ai pas pu voir s’il s’agissait d’une arme.

Des épées au mur

Les cimetières syriens sont imprévisibles. Celui de Homs ne déroge pas à cette règle. Le fossoyeur Abou Sham est le maitre des lieux depuis 40 ans. Tout passe par lui. Il nous reçoit dans sa maisonnette plantée au milieu des tombes. Entrer dans l’unique pièce, c’est faire un saut dans le temps. L’homme, âgé de 65 ans, a un gout pour les vieux objets, surtout les armes. Aux murs, une collection d’épées. «J’en ai une centaine», annonce-t-il fièrement en décrochant l’une d’elles. Abou Cham ne tient pas en place, il se lève et se rassoit sans cesse derrière son bureau en marqueterie. Son téléphone fixe sonne toutes les dix minutes. Il décroche le combiné et tonne: «Je suis occupé, je ne t’entends pas!».

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Le fossoyeur Abou Sham dans le cimetière de Hama. | Noé Pignède

Sa barbe grisonnante lui donne un air de grand sage, mais Abou Cham est hanté par la mort. A l’en croire, il a enterré au moins 7000 prisonniers du régime. «Tous venaient de l’hôpital militaire. Des soldats les entassaient dans un camion et venaient les déposer dans mon cimetière. Certains étaient brûlés, d’autres portaient des traces de tortures évidentes.» Sur les sacs mortuaires, au début, il y avait encore des noms. Mais au fil des années, les noms ont disparu et il n’y avait plus que des codes. «Je les ai tous mis dans des tombes individuelles après avoir récité la prière des morts pour les accompagner au mieux.»

Dans son dos, le Syrien a soigneusement rangé plusieurs bouteilles de parfums. Le fossoyeur en saisit une pour asperger un masque chirurgical. «Je faisais toujours cela avant d’aller décharger les corps pour ne pas craquer», poursuit le vieil homme. «Cette odeur de cadavre putréfié, je ne pourrai jamais l’oublier. Elle est là, dans mon nez.»