C’est au cœur de la Silicon Valley qu'a émergé l'agenda d'Elon Musk, Peter Thiel et leurs amis, qui vise à abolir la démocratie au profit d’une gouvernance privée. Mais comment ces idées en vogue au sein d'une élite ont-elles diffusé au reste de l’Amérique? Pour cela, il faut replonger en début de mandat d'Obama, avec l'apparition du Tea Party et des médias de «réinformation».
La crise de 2008 ne s’est pas contentée de détruire l’économie, elle a fait voler en éclats la confiance dans les institutions démocratiques. Les libertariens y ont vu une opportunité, et une nouvelle croyance s’est implanté dans la Silicon Valley: la démocratie n’est pas juste perfectible ou inefficace, elle est obsolète. Dans la décennie qui suit, ces idées vont percoler et évoluer vers la remise en cause systématique des fondations de la démocratie libérale, portées par certaines des personnalités les plus puissants du monde de la technologie et de la finance.
Ces idées ont pris forme alors que des millions d’Américains perdaient leur maison et leur travail. Le mouvement [contestataire et libertarien] du Tea Party a émergé en 2009, canalisant la colère du peuple contre les sauvetages financiers et la réponse à la crise apportée par le gouvernement Obama. En gagnant du terrain, il a favorisé une bascule culturelle plus large et préparé de nombreux Américain à se montrer réceptifs aux théories politiques et économiques alternatives, au-delà du conservatisme traditionnel. Les idées techno-libertaires de la Silicon Valley ont profité de cette ouverture.
L’insistance du Tea Party sur la liberté individuelle et le scepticisme vis-à-vis de toute autorité centralisée a résonné avec le sentiment anti-gouvernement en vogue dans les cercles tech. Des concepts comme les cryptomonnaies et la gouvernance centralisée, auparavant considérés comme marginaux, ont commencé à se diffuser auprès d’une audience de plus en plus large, chez les déçus du système politique et financier traditionnel.
La convergence entre la colère populiste et le techno-utopisme a préparé le terrain pour les idées antidémocratiques radicales qui allaient émerger dans les années suivantes. Sans défendre directement ces idées, le Tea Party a involontairement acclimaté une partie de la population à l’idée que les institutions démocratiques traditionnelles puissent être fondamentalement défectueuses ou obsolètes.
L’impact idéologique d’une Silicon Valley florissante sur des mouvements comme la «Nouvelle Droite» (comme on appelle la droite réactionnaire chrétienne aux Etats-Unis, ndlr.) n’a pas été immédiat ou direct. L’influence économique et culturelle de l’industrie de la tech s’est faite prépondérante dans les années 2010, quand des leaders comme Peter Thiel ont commencé à s’engager activement pour porter une parole politique et financer des actions politiques.
La crise financière n’a pas seulement donné naissance à des mouvements comme le Tea Party, elle a précipité l’apparition de nouvelles plateformes médiatiques qui ont servi de porte-voix à ces idées anti-démocratiques. L’une des plus influentes a été fondée en 2009 par l’ancien banquier d’affaires d’origine bulgare Daniel Ivandjiiski: c’est le site Zero Hedge, dont tous les articles sont écrits sous le pseudonyme de Tyler Durden, en référence au célèbre antagoniste du film Fight Club incarné par Brad Pitt. A l’origine, la plateforme publiait surtout des actualités financières et des analyses ultra-libérales dans la veine de l’école autrichienne d’économie.
La façon dont Zero Hedge a évolué pour devenir une plateforme politique illustre bien comment les idées anti-démocratiques se sont trouvées en quelque sorte blanchies au filtre de l’expertise technique. Le site a construit sa crédibilité via ses critiques sophistiquées du trading haute-fréquence et de la structure de marché, s’imposant comme une voix légitime dans les cercles financiers. Mais cette autorité technique a servi de véhicule à un point de vue plus radical: cette idée que les institutions démocratiques sont aussi abimées que les marchées qu’elles régulent.
En 2015, Zero Hedge proposait une critique globale de la gouvernance démocratique, analogue à celle formulée par Curtis Yarvin mais adaptée au grand public. Les analyses techniques sur les défaillances des marchés avaient laissé place à des arguments sur l’échec des institutions démocratiques. Quand le site affirmait que les banques centrales truquaient les marchés, il ne s’agissait plus d’une affirmation purement financière mais de suggérer que les institutions démocratiques étaient intrinsèquement corrompues et devaient être remplacées par des mécanismes plus «efficaces».
Cette méthode, qui consiste à véhiculer des conclusions politiques de plus en plus radicales sous les atours d’une analyse technique, a fait des émules. Zero Hedge a montré que l’expertise dans un domaine, en l’occurrence les marchés financiers, pouvait être mise à profit pour défendre un grand coup de balai politique. Quand le site accuse les marchés d’être manipulés, il ne s’adonne pas à une simple critique politique mais défend l’idée que la démocratie elle-même est un système défaillant qu’il faudrait remplacer par une gouvernance technique, algorithmique.
Ce qui a rendu Zero Hedge particulièrement efficace, c’est qu’il se trouve à la frontière entre plusieurs mondes. Comme le notait Bloomberg en 2016, il est resté un acteur incontournable d’internet avec une grande influence dans les cercles financiers alors même que le magazine [de gauche] The New Republic le qualifiait au même moment de «forum pour les voix haineuse et conspirationnistes des hommes blancs en colère de l’alt right». Cette double identité, à la fois techniquement sophistiquée et politiquement radicale, en a fait un pont majeur entre le discours financier dominant et les idéologies anti-démocratiques émergentes.
La nouveauté ne tient pas seulement à ce mélange des genres entre finances et politiques. Le discours porté par Zero Hedge suggère que les solutions techniques, de marché, pouvaient entièrement remplacer les processus démocratiques. Voilà qui correspondait parfaitement la nouvelle vision du monde en vogue dans la Silicon Valley: si les marchés sont plus efficaces que les gouvernements pour allouer les ressources, pourquoi ne pas les laisser répartir aussi le pouvoir politique?
Comme l’a remarqué le spécialiste des médias Yochai Benkler en marge d’une étude conduite en 2018 à Harvard, la période a vu émerger une «boucle de rétroaction de propagande»: le public, les médias et les élites politiques se sont mutuellement renforcés dans leurs opinions, indépendamment de la véracité des informations propagées. Zero Hedge est un exemple précoce de cette dynamique à l’œuvre, qui montre comment les gardiens traditionnels de l’information étaient en train de perdre leur influence. L’érosion de la confiance dans les institutions établies, combinée avec la prolifération de sources d’information «alternatives», a préparé le terrain à ce que le psychologue social Jonathan Haidt qualifierait plus tard de «réalité fragmentée».
Au début des années 2010, cette fragmentation du discours public s’est accélérée. Les algorithmes des réseaux sociaux, conçus pour maximiser l’engagement, ont commencé à donner une place accrue aux contenus sensationnels et clivants. Le flot de récits concurrents qui en a résulté a rendu de plus en plus difficile pour les citoyens de distinguer la vérité de la fiction, ce qui a eu de profondes répercussions sur le débat public et la prise de décision démocratique.
Zero Hedge, qui mêle l'analyse d'experts à la spéculation politique, est devenu un modèle pour d’autres médias, contribuant à l’émergence d’un archipel médiatique où la cohérence narrative l’emporte sur l’exactitude des faits.
Cette approche se distingue de celle adoptée par un autre média crucial de la droite radicale, le site conspirationniste Infowars, fondé en 1999 par Alex Jones. Là où Zero Hedge a joué la carte de l’analyse financière, très efficace auprès des cercles technologiques, Infowars a opté pour une approche plus grossière mais sans doute plus efficace auprès du grand public: semer le chaos épistémique pur et simple.
«La crise financière a créé une tempête parfaite pour des médias comme InfoWars», explique le spécialiste des médias Whitney Phillips. «Les gens cherchaient des explications et InfoWars offrait des réponses simples, bien que farfelues, à des problèmes complexes.»
En 2015, InfoWars générait environ 80 millions de dollars par an, en monétisant son audience directement par la vente de compléments alimentaires et de matériel de survie. Ce business model, qui a fonctionné à plein en temps de crise, montre comment les récits de post-vérité peuvent être convertis en profits.
L'impact d'InfoWars s'est étendu au-delà de son public immédiat, fournissant un modèle à une nouvelle génération de médias alternatifs. Cependant, la promotion de théories du complot sans fondement a eu des conséquences concrètes, allant du harcèlement des familles des victimes de la tuerie de Sandy Hook [ce qui sera l’objet de lourdes condamnations pour Alex Jones, ndlr.] à la diffusion de fausses informations en lien avec la pandémie de Covid19. Alors que nombre d’acteurs se sont engouffrés dans la brèche, nous sommes entrés dans une ère de la post-vérité qui pose des défis sans précédent pour la qualité du débat public.
Zero Hedge et InfoWars représentent deux stratégies distinctes et complémentaires pour saper la démocratie. Zero Hedge a montré comment l'expertise technique pouvait être utilisée pour délégitimer les institutions démocratiques de l'intérieur, tandis qu'InfoWars a montré que le chaos informationnel pouvait rendre la délibération démocratique impossible. Mais c'est au sein de la Silicon Valley que ces deux perspectives se sont combinées pour donner naissance à une troisième, encore plus dangereuse: l’idée selon laquelle le remplacement de la démocratie par des systèmes techniques n’est pas seulement souhaitable, mais inévitable.
Le chaos informationnel n’est pas arrivé par hasard, c’est une tactique destinée à saper la démocratie. La légitimité politique ne peut exister que sur la base d’une réalité partagée. Pour Curtis Yarvin (voir épisode précédent) et ses alliés néoréactionnaires, s’en prendre à ce consensus permet de rendre la démocratie impossible. C’est ce que Steve Bannon, autre personnalité centrale de la droite radicale conspirationniste, appelle «inonder la zone de merde».
Et lorsque Trump est entré en fonction pour son premier mandat, toute la stratégie s’est mise en place: affaiblir le niveau de confiance général et remplacer les analyses d’experts par des contre-récits à n’en plus finir.
Des personnalités comme Yarvin ne se sont pas contentées de critiquer la démocratie, elles ont cherché à saper les fondements mêmes de la délibération démocratique. En utilisant la fragmentation des médias comme arme, elles ont piraté les bases cognitives de la démocratie. Elles ont fait en sorte que le pouvoir politique ne repose plus sur un débat raisonné, mais sur la capacité des quelques personnes à manipuler les flux d'information.
C'est ce qui rend la convergence des crypto-monnaies, de l'IA et de l'idéologie néo-réactionnaire si dangereuse. Si les gens ne parviennent pas à se mettre d'accord sur des faits élémentaires, qui peut décider de ce qui est vrai? Dans le monde de Yarvin, la réponse est le cadre souverain, ce dirigeant unique et incontesté dont la légitimité ne découle pas d’élections, mais de son contrôle du paysage informationnel.
Un remarquable travail d’investigation du journaliste James Pogue, publié en 2022 dans Vanity Fair sous le titre Au cœur de la nouvelle droite, où Peter Thiel fait ses plus gros paris, retrace l'évolution de ces idées marginales vers un mouvement politique sophistiqué, soutenu par certaines des figures les plus puissantes de la tech.
Lors de son reportage à la National Conservatism Conference, Pogue a rencontré toute la galaxie conservatrice, des «paléoconservateurs poussiéreux» aux sénateurs républicains ayant pignon sur rue. Mais sur la frange la plus jeune qu’il a focalisé son attention, et c’est éclairant. Il s’agit de gens sortis des universités d’élite qui ont absorbé la critique de la démocratie formulée par Yarvin et qui s'efforcent d'en faire une réalité politique.
Comme le montre Pogue, Yarvin ne s’est pas contenté de mettre en lumière les problèmes économiques pendant la période de crise. Il a proposé une critique globale de ce qu'il appelle «la Cathédrale», un système imbriqué formé par les médias, les universités et la bureaucratie, qui, selon lui, maintient un contrôle idéologique tout en dissimulant son propre pouvoir.
La pensée résultant de la fusion entre les thèses de l’école autrichienne d’économie, le techno-libertarisme et la critique de la démocratie par Yarvin a trouvé dans les crypto-monnaies et la technologie de la blockchain un véhicule parfait. Mais ce sera l’objet du prochain épisode.