Quel est le programme d’Elon Musk, Peter Thiel et consorts, ces barons de la tech qui gravitent autour de Donald Trump et cherchent à imposer leur agenda politique? Rien moins que liquider la démocratie, argumente Mike Brock, vétéran de la Silicon Valley, dans un essai de salubrité publique que nous traduisons et publions en quatre épisodes. En voici le premier.
Le texte que vous allez lire a d’abord été publié le 8 février 2025, sous le titre The Plot against America («le complot contre l’Amérique»). Il plonge dans les racines de la pensée dominante de certains grands barons de la Silicon Valley, Elon Musk et Peter Thiel en tête, et montre que les événements actuels, qui semblent tétaniser l’Amérique et la planète entière, relèvent d’un agenda idéologique précis. Il nous paraît important de le rendre accessible à un public francophone, raison pour laquelle nous le publions en français et en accès libre, avec l’aimable autorisation de son auteur Mike Brock.
Jusqu’en 2024, Mike Brock était PDG de TBD, la filiale de Block chargée de créer un web5 entièrement décentralisé. Jack Dorsey, fondateur de Twitter et PDG de Block, un des barons de la tech historiquement connu pour ses engagements démocrates, a récemment décidé de fermer TBD pour se recentrer sur le minage de cryptomonnaie... Mike Brock, qui se définit auprès de Heidi.news comme un «vétéran de la Silicon Valley», et libéral au plan politique (c’est-à-dire de gauche), a entrepris d’écrire sur les coulisses de ce monde-là, sur son blog «Notes from the circus». Sa motivation: alerter sur un assaut sans précédent contre l’ordre démocratique.
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Au moment où j’écris ces lignes, en début d’année 2025, une révolution silencieuse est en cours au sein du gouvernement américain. Dans les couloirs du département d’efficacité gouvernementale, le DOGE, des équipes de jeunes cadres de la tech s’appliquent à démanteler de façon systématique les institutions démocratiques pour les remplacer par des systèmes d'intelligence artificielle propriétaires. Les fonctionnaires qui ont le malheur d’élever des objections sont licenciés. Les bases de données publiques sont transférées vers des serveurs privés. Ces «DOGE kids» sont en train de confisquer le pouvoir décisionnel aux élus et aux bureaucrates de carrière pour le confier à des algorithmes contrôlés par un petit réseau d’élites de la Silicon Valley.
Il ne s’agit pas d’un coup d’Etat improvisé, mais du paroxysme d’une idéologie dangereuse, élaborée avec méticulosité depuis la crise financière de 2008, et qui voit la démocratie elle-même comme une technologie obsolète qu’il est temps de «disrupter». Pour comprendre comment nous en sommes arrivé à ce moment critique, et pourquoi il menace les fondations même de la gouvernance démocratique, il faut retracer l’évolution d’une idée: la démocratie n’est pas juste inefficace, elle est fondamentalement incompatible avec le progrès technologique.
Ce qui se joue avec le DOGE, ce n’est pas une quête d’efficacité, mais un effacement. La démocratie est en cours de suppression programmée, remplacée par des technologies propriétaires et des modèles d’IA. C’est un coup d’Etat menée, non pas à coups de canons, mais de migrations backend et de bases de données supprimées.
Ce qui suit n’a rien d’une spéculation ou d’une dystopie. C’est un compte-rendu soigneusement documenté de la façon dont une idéologie dangereuse, née dans le sillage de la crise financière de 2008, s’est propagée des marges de la culture tech américaine jusqu’au cœur de la machine de gouvernance.
C’est une histoire qui commence il y a 16 ans.
Le 15 septembre 2008, le dépôt de bilan de Lehman Brothers marque la plus grande faillite d’une banque d’investissement depuis la Grande Dépression. L’événement sert de catalyseur à une crise financière mondiale, avec des répercussions économiques majeures et une profonde perte de confiance dans les institutions.
Au sortir de la crise, plusieurs figures clés émergent sur la scène politique américaine, avec la volonté de faire émerger un nouveau mouvement.
Depuis 2007, sous le pseudonyme de Mencius Moldbug, le très influent Curtis Yarvin, informaticien de profession, développe une critique radicale des démocraties modernes, sur son blog Unqualified Reservations. Confronté à la crise financière, il commence à appliquer son cadre d’analyse singulier à la tempête économique en cours. Dans un post de 2008 intitulé «Une explication misesienne de la crise bancaire», il écrit:
«En bref: la cause fondamentale de la crise bancaire, ce n'est pas les méchants républicains, les menteurs démocrates, la ‘déréglementation’, les ‘prêts à discrimination positive’, ou même les ‘effets de levier insensés’ . Un système bancaire ressemble à un réacteur nucléaire: c’est un ouvrage d'ingénierie complexe. S'il est bien conçu, il fonctionne 10 % du temps. S'il est mal conçu, il fonctionne 99,99% du temps et, dans les 0,01% restants, il arrose toute la région de strontium radioactif (référence à l’accident nucléaire de Three Miles Island en 1979, ndlr.).»
Pour Yarvin, la crise de 2008 est fondamentalement un défaut d’ingénierie occasionné par un dévoiement du système bancaire d’avec les principes établis par l’économiste Ludwig von Mises (1881-1973, fondateur de l’école autrichienne d’économie, ndlr.). L’approche misesienne préconise un système de libre marché strict, avec une intervention minimale des pouvoirs publics dans le secteur bancaire. Elle contraste avec celle mieux admise de Walter Bagehot (1826-1877, membre de l’école historique anglaise d’économie, ndlr.), qui soutient la nécessité pour les banques centrales d’intervenir pendant les crises financières. Yarvin soutient que cette approche interventionniste débouche à tous les coups sur des instabilités et un effondrement.
Les écrits de Yarvin durant cette période continuent de développer une critique générale de la politique moderne et des systèmes économiques. Ses idées, éloignées du courant dominant, commencent néanmoins à résonner auprès d’une audience croissante, déçue par les institutions traditionnelles et à la recherche d’explications alternatives à la crise économique.
Depuis des décennies, les penseurs libertariens défendent l’idée que le marché libre, sans aucune intervention étatique, fonctionne mieux que n’importe quel système de gouvernement. Et si le problème n’était pas l’immixtion du politique dans l’économie, mais le concept de démocratie lui-même?
C’est ce point de vue, avancé par Hans-Hermann Hoppe (élève de Murray Rothbard, lui-même un protégé de Mises), qui a porté le scepticisme libertarien vis-à-vis de l’Etat à son point extrême. Son livre de 2001 intitulé Democracy: The God That Failed (traduit en français en 2010) a fait l’effet d’une bombe dans les milieux libertariens. Alors que la plupart des Américains considèrent encore la démocratie comme la «fin de l’histoire» (autrement dit, le meilleur système pour un monde prospère et en paix, ndlr.), Hoppe défend l’idée que la démocratie est un système fondamentalement instable, qui privilégie le court terme et la loi du plus grand nombre à une gouvernance rationnelle. Ce qu’il propose à la place? Un retour à la monarchie.
Mais il ne s’agit pas de la monarchie d’antan. Hoppe envisage un nouvel ordre mondial, dans lequel la gouvernance serait privatisée, où les sociétés humaines fonctionneraient comme des «communautés d’alliance» détenues et dirigées par des propriétaires plutôt que des représentants élus par le peuple. Dans ce type de monde, la citoyenneté n’est pas une affaire de naissance, mais de contrat. Voter n’est pas nécessaire. La gouvernance est laissée à ceux qui détiennent le plus de parts de capital. C’est le libertarisme porté à sa conclusion la plus extrême: une société fondée, non sur l’égalité politique entre citoyens, mais sur des droits de propriété.
Dans les années 2010, la remise en cause radicale de la démocratie prônée par Hoppe a trouvé un public enthousiaste au-delà des cercles libertariens, mais pas par les mécanismes de diffusion habituels. La Silicon Valley, depuis longtemps acquise à la théorie de «l’innovation disruptive» de Clayton Christensen, était en train de basculer dans une forme plus extrême de techno-solutionnisme.
Dans cette philosophie, tout problème de société, y compris la gouvernance elle-même, peut être «résolu» par l’application de principes d’ingénierie. Les élites de la Valley, à la tête d’entreprises prospères, se sont mises à voir la démocratie comme un processus non pas perfectible, mais fondamentalement irrationnel – le produit de décisions émotionnelles prises par des personnes sans bagage technique.
Voilà qui se mariait à merveille avec la critique de Hoppe: si la démocratie n’est que la collecte de choix émotifs faits par des masses mal informées, il est certainement possible de la remplacer par quelque chose de plus rationnel – en l’espèce, une gouvernance technocratique, fondée sur les données, qui est celle que pratiquent les leaders de la tech dans leurs entreprises.
Peter Thiel, l’un des libertariens historiques les plus virulents de la Silicon Valley, a résumé ces réflexions en termes crus. «Je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles», écrit-il dans son essai de 2009, The Education of a Libertarian. A ce moment-là, le fondateur de Paypal et de Palantir a déjà commencé à financer des projets visant à s’émanciper entièrement de la tutelle de l’Etat-nation démocratique. C’est le cas du seasteading (pied-à-mer), ces cités flottantes situées en eaux internationales afin d’échapper à tout contrôle étatique, et de modèles expérimentaux visant à remplacer la démocratie par une gouvernance calqué sur les entreprises privées.
La vision de Hoppe sur les «communautés d’alliance», ces enclaves privées détenues et gouvernées par des élites, a fourni un cadre intellectuel providentiel à ce que Thiel et ses alliés essayaient de construire : non pas des nouvelles politiques publiques, mais un remplacement complet de la gouvernance démocratique. Si la démocratie n’est pas assez efficiente pour suivre l’évolution technologique, pourquoi ne pas la remplacer par des formes de gouvernance privées et contractuelles?
L'idée que la gouvernance démocratique traditionnelle est inefficace ou dépassée a trouvé un écho auprès de ceux qui se considèrent comme des disrupteurs et des innovateurs.
Cette trajectoire intellectuelle, qui part de penseurs comme Mises et Hoppe pour aboutir à des personnalités de la Silicon Valley comme Yarvin et Thiel, contribue à expliquer l'émergence de ce que certains appellent le «techno-libertarisme». C’est un alignement dangereux entre une pensée antidémocratique d’une part, et des ressources financières et technologiques immenses d’autre part, qui pose un défi majeur à nos conceptions traditionnelles de gouvernance démocratique et de responsabilité citoyenne.
Dans le prochain épisode, nous verrons comment les idées techno-libertariennes se sont diffusées après 2008 dans la vie politique américaine, via notamment les nouveaux médias de l’alt right.