Les débats autour de l'Ukraine et de Gaza ont éclipsé le fait que l'administration Trump se livre aussi à une véritable coup de force dans les milieux scientifiques, en licenciant à tour de bras dans les grandes agences (NIH, FDA, EPA...) et en coupant les financements de recherche, sur fond de lutte contre le wokisme. Les institutions académiques suisses pourraient en bénéficier, comme l’avait compris l'ancien président de l’EPFL Patrick Aebischer, confronté en son temps à une situation analogue. Entretien.

Dans le monde universitaire, il est un principe avec lequel on ne transige pas: la liberté académique. En s’attaquant aux universités pour des raisons idéologiques, l’administration Trump a créé un chaos qui touche toutes les disciplines, bien au-delà des sciences sociales ou de l’environnement, cibles habituelles du mouvement Make America Great Again.

L’administration Trump multiplie les renvois de fonctionnaires dans les grandes agences scientifiques, au point d’avoir dû en rappeler certains en urgence pour les embaucher de nouveau, comme cela s’est produit dans l’agence de sûreté nucléaire ou celle du médicament (FDA). Par ailleurs, les nouveaux maîtres de la Maison-Blanche font la chasse aux mots interdits (biaisé, genre, politique, trauma…), suspects de wokisme, dans les demandes de bourses ou les articles scientifiques en cours de publication.

Une opportunité pour l’Europe

Elon Musk — qui n’a jamais étudié les sciences ni l’ingénierie et possède pour tout bagage universitaire un diplôme d’économie obtenu à 26 ans — vise ainsi une réduction de 15 % des subsides accordés par les National Institutes of Health aux centres hospitaliers universitaires pour leurs frais fixes. Or ces fonds, autonomes des sponsors industriels, servent souvent à mener des essais cliniques sur des maladies qui n’intéressent pas la pharma.

Le même veut aussi que la NASA abandonne la station spatiale internationale et se reconcentre sur Mars plutôt que sur la Lune. Equivalent américain du Fonds national en Suisse, la National Science Foundation devrait quant à elle voir son budget réduit de 70 %!

La chasse aux sorcières a pris de telles proportions que le vénérable magazine de vulgarisation Scientific American évoque une communauté scientifique en «état de siège», et le site spécialisé en santé Stat News un climat de peur. De son côté Science, la légendaire revue de l’American Association for the Advancement of Science, parle tout simplement de «massacre».

Cette situation a fait réagir Yann LeCun, spécialiste en IA de renommée mondiale et directeur scientifique du groupe Meta (Facebook), par ailleurs de nationalité française. Dans un post LinkedIn en date du 23 février 2025, qui commence par «Hé l’Europe, vous voulez avoir une industrie technologique forte?», il pose le constat que de nombreux scientifiques américains cherchent un plan B et livre une liste de conseils aux Européens pour attirer les meilleurs, notamment en simplifiant la paperasse et en augmentant les salaires — deux obstacles qui concernent très peu la Suisse.

Un précédent lointain

De fait, les velléités de contrôle de la science par l’administration Trump ont un précédent, même si c’était à plus petite échelle. Au début des années 2000, l’administration Bush avait, pour des raisons idéologiques, limité les recherches sur les cellules souches embryonnaires., ce qui avait placé sur le qui-vive de nombreux scientifiques travaillant aux Etats-Unis.

Alors président de l’EPFL, Patrick Aebischer avait profité de ce climat pour recruter des scientifiques stars comme Demetri Psaltis, passé alors de Caltech à la tête de la faculté d’ingénierie de l’EPFL, Willy Zwaenepoel venu de l’Université de Rice au Texas ou bien encore Giovanni de Micheli, qui avait quitté Stanford et la Silicon Valley pour les bords du Léman.

Nous lui avons demandé de revenir sur cet épisode et d’évaluer dans quelle mesure la situation actuelle ne constitue pas une nouvelle opportunité de recruter les «best and brightest» dans les universités et hautes écoles suisses.

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Patrick Aebischer, président de l'EPFL de 2000 à 2016./Martial Trezzini/keystone

Heidi.news. Le grand public l’ignore souvent, mais les grandes universités sont en concurrence mondiale pour recruter les meilleurs chercheurs et professeurs. Comment fonctionne ce «mercato» et pourquoi est-il à ce point dominé par les Etats-Unis depuis longtemps?

Patrick Aebischer. Les universités les plus réputées mondialement telles que Stanford, le MIT ou Harvard, sont américaines. La puissance de leur marque et, en tout cas jusqu’à récemment, de leurs financements (y compris autonomes), leur permet d’attirer les meilleurs professeurs et étudiants qui font la qualité de ces institutions et qui sont souvent à l’origine de nombreuses innovations, qu’exploite ensuite l’économie.

A la fin des années 1990, on s’inquiétait «la fuite des cerveaux», de nombreux chercheurs formés à grand frais en Suisse partant enrichir de leurs talents les universités et les sociétés technologiques américaines. La situation est-elle fondamentalement différente aujourd’hui?

Ma génération rêvait de rejoindre les grandes universités américaines. J’imagine que les récentes décisions de l’administration Trump, en particulier celles liées au domaine de la recherche et de la santé, vont désormais faire réfléchir les chercheurs suisses et européens avant de décider de s’expatrier aux Etats-Unis.

Au début des années 2000, vous aviez lancé une sorte de «fuite des cerveaux inversée» en allant recruter de nouveaux professeurs pour l’EPFL dans les universités américaines. Racontez-nous les circonstances qui ont permis cette initiative.

A l’époque, Georges W. Bush était président des Etats-Unis, et son administration avait bloqué les financements de la recherche fédérale sur les cellules souches d’origine humaine. L’arrivée de ce nouveau président interpellait certains chercheurs, en particulier ceux d’origine européenne. Nous avons donc contacté les chercheurs suisses et européens afin de leur proposer de rejoindre l’EPFL pour nous aider à en faire une université technologique de rang mondial.

A quelles conditions les institutions suisses et l’EPFL avaient été compétitives à l’époque? Que disiez-vous à ces chercheurs pour les convaincre et cela supposait-il des adaptations, par exemple quant à leurs salaires?

Le souhait de rentrer en Europe était souvent présent, à condition de ne pas faire de concessions sur l’environnement scientifique et l’accès aux infrastructures de pointe dont ils bénéficiaient dans les grandes universités américaines. Le montant du salaire n’a jamais été un élément décisif. On leur offrait au mieux les mêmes conditions salariales. Je leur disais surtout qu’ils avaient devant eux une feuille blanche pour faire une recherche innovante dans un cadre de vie exceptionnel et contribuer au développement de cette jeune institution qu’était l’EPFL.

Vous étiez-vous seulement contenté d’attirer des professeurs «stars» ou aussi de jeunes chercheurs prometteurs?

Les professeurs stars attirent les jeunes professeurs pour autant que ces derniers bénéficient d’une totale indépendance académique, ce qui était le cas avec les postes de professeur assistants en «tenure track» que nous avions créés sur le modèle américain. (La tenure track, pré-titularisation conditionnelle, permet à un jeune universitaire prometteur de mener librement des recherches pour faire ses preuves, ndlr.) Vingt ans après, je constate que la nouvelle présidente de l’EPFL, Anna Fontcuberta i Morral, et son vice-président académique, Ambrogio Fasoli ont tous les deux bénéficié d’un poste en «tenure track» à l’EPFL. Il en est de même pour la vice-présidente pour les initiatives stratégiques, Stéphanie Lacour.

Comment jugez-vous la situation de la science aux Etats-Unis avec la diminution des bourses de recherche, la réduction des frais généraux des labos menant des recherches médicales ou l’interdiction d’investiguer certains sujets comme le climat ou les questions de genre?

Le monde de la recherche américaine est sous le choc. Les subsides fédéraux pour la recherche ont pour la plupart été gelés. La nouvelle administration prévoit de diminuer les coûts indirects liés aux subsides de recherche. Sa mise en application va mettre les universités et les hôpitaux universitaires américains en difficulté. Et elle parle même d’augmenter la taxation des «endowments» (les fonds des universités, constitués en grande partie par les dons de leurs anciens élèves, ndlr.) qui sont un des secrets de la puissance de ces universités.

La politisation de la science vous semble-t-elle pire aujourd’hui avec Trump que du temps de Bush?

Cela n’a rien à voir. L’administration Trump semble en effet vouloir mettre la recherche au pas. La liberté académique va être mise à rude épreuve, en particulier dans les sciences humaines. Le fait que le nouveau ministre de la santé, Robert F. Kennedy Jr, soit un sceptique des vaccins n’est également pas très rassurant. Il semble de plus y avoir une philosophie anti-élitaire. Les grandes universités américaines sont souvent perçues comme élitaires et adeptes du «wokisme», elles sont un bouc émissaire pour la nouvelle administration.

Cette situation ne crée-t-elle pas une nouvelle opportunité pour les hautes écoles et universités suisses, qui vont pouvoir recruter une nouvelle vague de pointures de la recherche déçues par le climat américain?

C’est certainement une opportunité unique pour attirer de grandes pointures dans les Universités suisses. Encore faudra-t-il que la Confédération ne coupe pas, comme prévu, dans les budgets de la formation et de la recherche. Nous devrions au contraire être pragmatiques et octroyer les budgets nécessaires pour attirer les meilleurs talents et le faire savoir.