Dans notre périple en Syrie libérée, nous faisons escale à Hama, l’ancienne Epiphanie de Syrie, une des grandes villes à dominante sunnite du centre du pays. Là, nous retrouvons la trace d’un des pires massacres commis par le régime, au temps du père de Bachar el-Assad. Une belle histoire de famille, où domine une figure: Rifaat el-Assad, l'oncle joyeux.
Nous voici dans la ville de Hama, célèbre pour ses sublimes norias de courant, ces 17 roues en bois gigantesques qui se jettent dans le fleuve Oronte et alimentaient les canaux d’irrigation. Si ces reliques de l’ancien temps sont toujours là, la vieille ville quant à elle a disparu. Elle a été rasée par les frappes aériennes ordonnées en 1982 par le président d’alors, Hafez el-Assad, père d’Assad et fondateur du régime.
Aucun mémorial, aucun monument ne vient rappeler que 20’000 à 40’000 personnes ont été massacrées en quelques jours, quand le clan Assad a réprimé dans le sang et les bombes une insurrection des Frères musulmans. Le massacre de Hama reste une cicatrice profonde. Mais avec la chute du régime en décembre 2024, la cinquième ville de Syrie retrouve enfin une liberté essentielle: celle de raconter.
«Mon mari était assis là, dans ce salon, avec ma fille dans les bras. On prenait notre petit déjeuner. Des soldats du régime sont entrés et l’ont abattu d’une balle dans la tête», se souvient une veuve ayant accepté de nous accueillir et de témoigner. Terrorisée à l’idée qu’un jour les tyrans reviennent, elle refuse de nous donner son nom. «Le corps de mon époux est resté là pendant cinq jours», poursuit-elle tout en intimant à mon confrère Noé Pignède de boire sa troisième tasse de café. «Ma fille aînée âgée d’une dizaine d'années me demandait de réparer le crâne de son père déchiqueté par la balle.»
A côté d’elle, son voisin Ahmad écoute avec attention. Dans son quartier de Malab, des milliers de personnes ont été exécutées. Quand je demande qui est derrière ce crime, il hausse soudain la voix: «Rifaat El-Assad!»
Ce cri, il l’étouffait depuis 43 ans. Il avait une petite dizaine d’années à l’époque. «Dans certains quartiers de Hama, les soldats des Brigades de défense ont emmené les hommes de plus de 14 ans dans des voitures. Ils les ont alignés devant un trou et les ont abattus. Puis des tractopelles sont venus recouvrir les corps de terre. Certains étaient encore vivants.»
Dans la famille Assad, je demande l’oncle. Depuis plusieurs années, à petits pas, j’enquête sur ce personnage clé du régime, presque oublié désormais. En 1982, Rifaat El-Assad, militaire de carrière et frère du président Hafez, commandait les «Brigades de défense», le bras armé du régime. Si l’ordre de mater l'insurrection des Frères Musulmans est venu de Hafez el-Assad, c’est Rifaat qui a orchestré le siège et la destruction de la ville, en réponse à une insurrection des Frères musulmans. A l’époque, il s’était dit prêt à faire de Hama «un champ de patates».
Dans sa mansuétude, le Palais présidentiel aurait exprimé son souhait de ne pas voir la cité complètement rasée. Bilan: entre 20’000 à 40’000 morts, civils pour l’essentiel, victimes de tortues et d’exécutions sommaires, par les «Brigades de défense assistées de l’armée syrienne régulière.
Les quartiers chrétiens n’ont pas été épargnés. La plus ancienne église, qui datait de l’époque araméenne, a été pulvérisée par un bombardement. «Il s’est acharné sur nous, juste parce qu’on était des habitants de Hama» confie Nazir, de confession grecque-orthodoxe. «J’avais 21 ans en 1982, ce sont des souvenirs très douloureux. On a vu tellement de choses.» Il est libre de parler désormais, mais peine encore à trouver ses mots.
Les crimes du régime ont uni à jamais les musulmans et les chrétiens de la ville. «On ne fait plus qu’un», assure Nazir. Il nous invite à rencontrer son ami, gardien de la mosquée voisine, qui a été gravement blessé à la tête lors des événements de 1982. Un tir de sniper, alors qu’il traversait la rue pour aller chercher des œufs.
Deux ans après le massacre de Hama, la France accueille à bras ouvert Rifaat el-Assad, contraint à l’exil pour avoir tenté de renverser son frère Hafez. Le général déchu débarque à Paris dans la nuit du 18 au 19 septembre 1984, un peu plus de deux ans après le massacre, après avoir un temps séjourné en Suisse. Aux journalistes français qui s’interrogeaient sur cet accueil, l’Elysée a répondu: «Pas de commentaire sur le séjour de Monsieur Rifaat el-Assad.» Ce silence énigmatique va perdurer pendant 36 ans, le temps de son séjour dans l’Hexagone.
Mon obsession journalistique pour Rifaat el-Assad, 87 ans aujourd’hui, a débuté en janvier 2023. A l’époque, des amis syriens, réfugiés en France, me signalent une vente aux enchères au prestigieux Hôtel Drouot à Paris. L’un des fils de Rifaat souhaite liquider les meubles de l’hôtel particulier de son père. Dans les quatre espaces d’exposition s’entassent d’interminables tapis en soie d’Iran, des lustres majestueux, des piles de vaisselle de luxe frappée des initiales RA.
Si les fils de Rifaat el-Assad vident les appartements paternels c’est que ceux-ci ont été saisis par la justice française deux ans plus tôt. En septembre 2021, la cour d'appel de Paris a condamné l’ancien dignitaire syrien à quatre ans de prison ferme dans le dossier dit des «biens mal acquis», mettant fin à 36 ans de quiétude hexagonale. Rifaat el-Assad s’est aussi vu confisquer son empire immobilier en France, d’une valeur d’au moins 90 millions d’euros. Le fruit du vaste système de corruption et de blanchiment d’argent mis en place en Syrie à la grande époque, sur le dos d’un peuple exsangue. Lui jure être arrivé en France les poches vides.
Le concerné, alors à l’hôpital américain de Neuilly, n’avait pas assisté à une seule audience. «Il ne va pas très bien», avait assuré sa famille à la presse. Placé sous contrôle judiciaire, l’ex-dignitaire syrien finira tout de même par trouver l’énergie de fuir la France, quelques semaines après le jugement de septembre 2021, et ainsi échapper à la prison.
Rifaat el-Assad est finalement autorisé à rentrer en Syrie le 7 octobre 2021. Son avocat croit alors bon de préciser qu’il a voyagé en classe économique. Accueilli par son neveu Bachar devenu président, l’oncle déchu est officiellement pardonné et se prépare à couler une retraite heureuse loin des tribunaux. «Déçu» par la France, l’octogénaire fait fièrement savoir qu’il a rendu sa Légion d'honneur, remise par son ami François Mitterrand en 1986. Il fréquente la Russie, envisage un temps de s’installer à Genève.
Le 8 décembre 2024, lorsque le régime s’effondre, Rifaat el-Assad est encore contraint de faire ses valises. Après avoir fui vers le Liban voisin, il décolle de Beyrouth vers une destination inconnue, possiblement les Emirats arabes unis. Malgré un mandat d’arrêt international et un acte d’accusation pour crime de guerre et crime contre l’humanité émis par la Suisse à son encontre en mars, Rifaat al-Assad s’est de nouveau volatilisé.
Cette fois, l’histoire ne dit pas s’il a voyagé en business.