La psychologue Christine Magistretti et son mari Pierre, médecin et neurobiologiste, cosignent La Corne d’Ammon, une intrigue policière pleine d’énigmes, de suspense et de rebondissements inattendus à la croisée de la culture, de l’histoire et des découvertes sur le cerveau. Pour le lecteur, c’est un accès facilité aux dernières découvertes des neurosciences. Entretien.
La corne d’Ammon est le nom que les Anciens donnaient à l’hippocampe, cette région du cerveau largement impliquée dans la mémoire et qui rappelle la forme du petit animal marin comme celle des cornes du dieu bélier égyptien. Ce titre à la fois médical et culturel dit beaucoup de ce livre. C’est aux frontières de ces deux mondes que nous entraînent Christine et Pierre Magistretti, avec un exercice original de vulgarisation scientifique puisqu’il s’appuie sur une écriture romanesque.
En substance, cinq jeunes neuroscientifiques particulièrement prometteurs et venus des quatre coins du monde sont recrutés dans une compétition pour résoudre des énigmes historico-scientifiques dans divers haut-lieux de la culture européenne. Imaginé par un milliardaire zurichois dont la femme souffre de l’incurable maladie d’Alzheimer, ce processus de sélection est destiné à choisir le futur directeur de l’institut de recherche à qui il veut vouer sa fortune. Evidemment cela ne se passe pas comme prévu…
De la chocolaterie Sprüngli à Zürich à la suite de l’administrateur du Collège de France en passant par le café Piccolo Teatro à Milan ou les archives de Turing à Cambridge, les périples croisés de leurs aventures égrènent au passage nouvelles connaissances en neurosciences, théories psychiatriques et psychanalytiques et histoire de la médecine. Heidi.news s’est entretenu avec les deux auteurs, qui préparent ce roman, mariage réussi d’érudition et de limpidité, depuis 30 ans.
Christine Magistretti. Pierre donne beaucoup de conférences publiques et il y a toujours énormément de questions. Nous nous sommes dit que nous voulions écrire une forme de vulgarisation scientifique que tout le monde puisse comprendre afin de rendre accessible les recherches en neurosciences, ce que l’on sait des mystères du cerveau et de la maladie d’Alzheimer. L'idée était de combiner cela avec des parties culturelles et tenir le rythme d’un roman policier. Le roman a été publié d'abord aux Etats-Unis et on s'est donc dit que ce serait bien de les entrainer au cœur de la culture européenne.
Pierre Magistretti. L’idée nous est venue il y a 30 ans, ensemble, au Harris bar à Venise. Nous regardions une vue de Venise et cela m'a rappelé quelque chose en lien avec le cerveau et c’est ce qui nous a mis sur la piste d’énigmes entre histoire culturelle et neurosciences. Je fais partie des gens à l’origine de la semaine du cerveau en Suisse et pour moi cela fait partie de notre métier de chercheur que d'expliquer ce qu'on fait et pourquoi on dépense de l'argent public ou privé. Quelque chose a germé et on s’est dit qu’on allait le faire ensemble.
CM. Nous avons trois enfants et nous sommes tous les deux très occupés. Nous avions fait un canevas, il y a 30 ans puis nous avons laissé tomber. Nous avons repris il y a une quinzaine d’années.
PM. Nous allions nous retirer à Crans-Montana, un endroit où j'ai passé une partie de ma jeunesse. On restait là pendant trois quatre ou cinq jours sans montre. On écrivait on se lançait des idées. On mettait plein de post-it pour les personnages, pour suivre un timing soutenu avec tous les jours quelque chose qui se passe à un endroit ou un autre. Parfois, on était paumés car on voyait qu’il y avait des situations impossibles. Pour les énigmes, généralement j'avais une idée sur un thème de neurosciences, puis avec Christine nous trouvions la correspondance historique et géographique et les résonances entre la science et la culture.
CM. Tous ces personnages sont un mélange de gens que nous connaissons. Aux Etats-Unis, où le livre est sorti en premier, nous avons consulté deux écrivaines de fiction pour nous conseiller. Par exemple, pour certains personnages elles nous ont dit que celui-là on ne le sent pas, on ne sait pas quel est son background. Elles nous ont conseillé d’écrire une biographie pour chaque personnage. Et là on s'est beaucoup amusés, jusqu’à réaliser qu'on avait vraiment saisi le personnage et qu'on pouvait l’introduire dans le récit.
PM. Ils sont inspirés de scientifiques que nous avons rencontré et d’expériences personnelles. Par exemple, la jeune chercheuse chinoise est un mélange de chercheurs que j’ai rencontré à la fin des années 1980 en Chine alors que le pays était encore marqué par la révolution culturelle. J'ai voulu remettre dans ce personnage les souffrances de ces gens, comme ce professeur de neurochirurgie que j’avais rencontré et qui avait passé plusieurs années à planter des patates. En même temps, elle travaille sur un peptide impliqué dans le métabolisme cérébral sur lequel j'ai fait ma thèse de doctorat, donc c’est un mélange. Le personnage français est, lui, inspiré d’un collègue lyonnais que j’avais rencontré au Salk Institute en Californie quand je faisais ma thèse et aussi de mon expérience pendant un an au Collège de France.
PM. Pur hasard!(Rires) C’est vrai, il a beaucoup de moi. Par exemple, le dialogue avec son oncle architecte s'est vraiment passé. J'avais un oncle, Vico Magistretti, qui était un architecte et designer célèbre. Il avait aussi une très belle opinion de lui-même mais c'était un type formidable avec qui j’aimais discuter. Alors on retrouve cela.
CM. Oui, il fallait des femmes et des gens d’origines ethniques différentes. La diversité est très importante aussi pour que les gens puissent se reconnaître. Nous ne voulions pas que pas les personnages principaux, les scientifiques, soient juste des hommes blancs âgés comme cela a été le cas pendant très longtemps. Mais cela change et nous voulions le souligner. Nous avons la chance d’avoir une grande exposition internationale et dans les labos aujourd’hui vous avez ces jeunes femmes qui viennent de Russie, de Pologne ou d’Asie et d’ailleurs et qui sont extrêmement bosseuses.
PM. Il y a beaucoup de discussions à ce sujet mais ce qu'on peut dire c'est que les études semblent indiquer qu'il y a plus de matière grise dans le cerveau féminin que masculin. Même si leur cerveau pèse moins, il y a plus de neurones. Moi j'ai travaillé toute ma vie sur les cellules gliales donc l'autre moitié du cerveau, pas la matière grise mais la matière blanche. Ce que nous avons montré c’est que ces cellules gliales, que l’on a longtemps cru secondaires, sont tout aussi importantes que la matière grise pour le fonctionnement du cerveau. Ça me permet de couper la poire en deux.
Au final, le cerveau des hommes et des femmes est fondamentalement semblable. Ce qui semble exister, ce sont des différences dans les stratégies comportementales. Par exemple, même si c'est un peu un lieu commun de le dire, le cerveau des femmes semble plus apte à l'orientation et à la fluence verbale (capacité à trouver rapidement du vocabulaire, ndlr.). Mais est-ce culturel? Le résultat c'est qu'il y a plus de différences à l'intérieur d'un même genre qu'entre les genres en termes de performance du cerveau.
Vous venez de parler des cellules gliales et de leur importance. Qu’est-ce qui vous a mis sur cette piste?
PM. Je suis tombé sur les cellules gliales un peu par hasard pendant ma thèse au Salk Institute parce que mon patron de l’époque, le grand neuropharmacologue Floyd Bloom, que l’on retrouve dans le roman sous les traits d’un personnage féminin, m'avait demandé de développer un test biochimique pour mesurer l'activité d’un neurotransmetteur du cerveau, la noradrénaline qui est très semblable à l'adrénaline. On savait déjà à l'époque que cette noradrénaline est impliquée dans des systèmes d'éveil et d'attention. L’adrénaline, elle, mobilise les ressources des muscles, par exemple pour échapper à un danger.
J'ai fait un raisonnement tout simple de médecin. Si l'adrénaline mobilise le glycogène pour transformer le glucose stocké dans les muscles en énergie quand on fait un effort physique, la noradrénaline fait peut-être la même chose en mobilisant le glycogène du cerveau. J’ignorais deux choses et c'est pourquoi parfois l'ignorance est une vertu. Je ne savais pas qu'il a très peu de glycogène dans le cerveau, 10 fois moins que dans le muscle et 100 fois moins que dans le foie. Et j’ignorais que tout le glycogène du cerveau est contenu dans les cellules gliales. Mais bon, j'ai fait l’expérience et elle a marché. J'ai montré que la noradrénaline stimule la glycogénolyse dans le cerveau et ma thèse de doctorat a montré qu’il y a dans le cerveau des systèmes endocriniens qui sont là pour mobiliser l'énergie comme il y en a dans les organes périphériques. Ensuite, on a découvert d'autres mécanismes et c'est devenu un domaine de recherche dans lequel j’ai fait toute ma carrière.
Je suis très reconnaissant l'Université de Lausanne qui m'a fait confiance à 35 ans ce qui était assez rare pour une position de professeur ordinaire. Là, j'ai pu démontrer qu'il y a un autre neurotransmetteur central dans le cerveau qui s’appelle le glutamate et qui est libéré chaque fois que les neurones sont activés. Nous avons montré que ce glutamate agit sur les cellules gliales en y faisant rentrer du glucose et en leur faisant produire une molécule qu’on croyait être un simple déchet: le lactate. En fait, ce lactate est le carburant favori des neurones. Et maintenant on se rend compte que quand les cellules gliales sont moins aptes à capter du glucose et à produire du lactate, il y a un lien avec la maladie d’Alzheimer.
CM. Je vous ai parlé de ces questions qui viennent pendant les conférences publiques de Pierre. La plupart arrivent de gens qui ont dans leur entourage, dans leur famille, quelqu'un qui souffre d'une forme de démence que ce soit Alzheimer ou autre. La maladie d’Alzheimer est très présente dans notre société et pour nous c'était important de le dire. Pierre écrivait les parties scientifiques et je lui disais parfois: même moi qui suis ton travail depuis longtemps, je n’ai rien compris. Donc on a fait vraiment fait un travail très détaillé là-dessus afin que quelqu'un qui n'a jamais entendu parler des cellules gliales ou ne sais pas ce que c'est que la maladie d’Alzheimer puisse comprendre et arrive à la fin du roman en se disant: voilà, je connais les questions fondamentales de cette maladie et le statut actuel de la recherche.
PM. Alois Alzheimer qui a découvert cette maladie au début du 20e siècle est aussi un personnage que je trouve très attachant. C’est un psychiatre mais il allait au labo pour regarder des coupes de cerveau post mortem. Il a découvert ces plaques d’une protéine dite beta amyloïdes qui avec d'autres lésions neurologiques dues à une autre protéine (tau) sont la marque de la maladie. Si je parle de lui c'est que c’était à la fois un neuroscientifique et un psychiatre. C’est le modèle que nous avons essayé de pousser avec le pôle national de recherche Synapsy dans les années 2010. Il fait école maintenant pour approcher les choses en combinant l’approche psychiatrique avec celle plus biologique des neuroscientifiques.
PM: Pour ce qui est du développement des thérapies ou de la compréhension de la maladie, il y a eu beaucoup de pistes qui ont été mises en avant au fil du temps. A un moment, on avait remarqué que la maladie est associée à une perte des neurones qui contiennent la noradrénaline et d’autres neurotransmetteurs. On s’est dit que puisque dans la maladie de Parkinson se sont les neurones à dopamine qui dégénèrent, ce doit être la même chose avec les neurotransmetteurs pour Alzheimer. Ensuite dans les années 1980, avec le développement de l’imagerie médicale, on a vu que la maladie d’Alzheimer était associée à une diminution de la consommation de glucose par le cerveau et cela a ouvert une nouvelle piste. Mais tout cela est passé à l’arrière-plan dans les années 1990 quand on a découvert qu’il y avait des cas d’Alzheimer familial, génétique autrement dit.
Ces cas d'Alzheimer sont très rares, 2% à 3% maximum de toutes les formes de la maladie. Mais ils sont liés à la production pathologique de cette protéine bêta amyloïde. On s’est donc dit c’est cela! Et on a eu 20 ans où, un peu comme les moutons de Panurge, toute la recherche pharmaceutique s’est lancée à la chasse de cette protéine que ce soit en développant des enzymes pour la dégrader ou des anticorps pour en nettoyer le cerveau. On savait pourtant que chez certaines personnes décédées à l’âge de 100 ans leur cerveau était plein de bêta-amyloïde alors qu'ils étaient parfaitement lucides. Et d’autres avec très peu de cette protéine étaient au contraire déments. Résultat: 20 ans et 40 milliards de dollars plus tard, on n'a pratiquement rien. Je suis un peu dur mais c'est la vérité. On a de petits effets et des effets secondaires non négligeables comme des hémorragies cérébrales et des œdèmes cérébraux.
PM. Il faut être courageux maintenant et reprendre certaines pistes abandonnées. Il y a des données très claires sur le rôle du métabolisme, de l'inflammation, de la modification par la maladie de certains neurotransmetteurs. Le futur, c'est de développer des approches qui ciblent l'une ou l'autre de ces pistes, comme de faire rentrer plus de glucose dans le cerveau, diminuer l'inflammation ou booster certains neurotransmetteurs. Je pense que la solution sera probablement multi-thérapeutique, comme c'est le cas pour le cancer aujourd'hui.
PM. Malheureusement, la réponse est limitée. Les données épidémiologiques montrent qu’une bonne hygiène de vie, c'est-à-dire une nourriture équilibrée, pas d’excès d'alcool et de l’exercice régulier, sont favorables. Ce qui est absolument indéniable, c’est la qualité du sommeil. Un autre aspect de la prévention qui est ressorti récemment et qui m’a beaucoup surpris c’est le port d’un appareil auditif. La perte de l'ouïe aboutit à une sorte d'isolement, à moins de stimulation et moins de participation à une vie sociale qui sont tous des facteurs de prévention très importants.
CM. La socialisation est très cruciale mais dans notre société, quand on prend de l'âge, on perd ses amis, les enfants se sont éloignés. Ces gens se retrouvent isolés. Ils ne peuvent plus aller à la poste parce que le bureau a fermé, leurs retraites sont trop limitées pour leur permettre de s’inscrire à un club de bridge ou de sport… Il y a des tentatives dans les pays nordiques, par exemple pour connecter des EMS avec des écoles et maintenir la socialisation des personnes âgées. C’est clairement un défi sur lequel nous devons progresser pour trouver des solutions.