Zhang Wei vient de quitter son 19e job, et ses parents s’inquiètent. Ils donnent des pots-de-vin pour lui trouver un emploi stable, sans succès. «D’habitude c’est toujours toi qui pars, il faut bien que de temps en temps tu laisses l’initiative à ton employeur» , lui dit sa tante pour le consoler, un jour qu’il vient de se faire licencier. Zhang est-il incurable?

Quand il travaillait dans un supermarché de produits frais, Zhang Wei avait trois ou quatre collègues en intérim. L’une d’eux, une étudiante d’université qui travaillait le week-end, lui avait donné un tote bag Starbucks qu’elle avait chipé au stand de cafés glacés en canette dont elle s’occupait. Il le prenait avec lui au travail tous les jours, et gardait un œil sur son stand quand elle devait s’absenter pour aller aux toilettes. Parmi les intérimaires, il y a aussi eu un jeune homme qui s’occupait du stand de nouilles. Le premier jour, il a réussi à faire brûler le cuiseur à pâtes – on ne l’a pas revu après ça.

Sur WeChat, Zhang Wei a 68 amis avec la mention «collègue». Il est loin d’être le seul à changer d’emploi comme de chemise. La plupart de ses ex-collègues ne sont pas de la grande ville, ils ont une vingtaine d’années et un petit diplôme d’université, type DUT ou licence. Il est très rare qu’ils témoignent ce qu’on a coutume d’appeler de l’ambition. D’après leurs publications WeChat, un bon nombre des ex-collègues femmes sont reparties chez elles, se sont mariées et ont eu des enfants.

Très peu d’ex-collègues pourraient être qualifiés d’amis au sens plein du terme. Il y en avait un qui avait travaillé avec Zhang comme collecteur de dettes, et avec qui il avait dû manger une fois ou deux. Sans doute l’avait-il oublié, parce qu’il passait son temps à lui envoyer ce message: «Bonjour, tu aurais besoin d’une avance en liquide?». Peut-être qu’au bout du compte, toutes les relations ont vocation à se transformer en «ressources».

A la fac, parmi les voisins de chambrée de Zhang Wei, le mieux loti gagne à ce jour 9000 yuans par mois (1140 francs suisses, pas tout à fait le salaire médian, ndlr.) en travaillant comme livreur. Le prix à payer pour ce job, c’est qu’il doit se lever tous les matins à 4 heures et rentre chez lui à 22 heures, sans un seul jour de congé dans l’année.

Des pots-de-vin en pagaille

Pour obtenir un poste décent et grimper dans l’échelle sociale, il ne suffit pas de suer sang et eau. Quand le cousin de Zhang Wei a fini sa formation courte dans le ferroviaire, la famille s’est acquittée d’un pot-de-vin de 100’000 yuans pour lui obtenir un emploi dans la société publique de métro, où il est devenu une sorte de contrôleur à quai. Le cousin a démissionné au bout de deux ans et demi de ce «sombre job», comme il l’appelait.

Le père de Zhang Wei travaille dans une banque. L’un de ses collègues avait un fils qui venait de finir ses études en Angleterre. Il a payé 200’000 yuans pour lui obtenir un poste dans une banque publique. Celui-ci a tenu moins d’un an, avant de démissionner et de tenter d’ouvrir un magasin en ligne. Trois mois plus tard, la pandémie est arrivée, il n’y avait plus moyen de faire livrer quoi que ce soit à qui que ce soit, et le site a dû fermer.

Les parents de Zhang Wei y ont vu un contre-exemple, qu’il serait bien inspiré de ne pas imiter. Avec un peu d’effort, ils ont pu trouver un intermédiaire pour promettre à leur fils un emploi dans une entreprise d’Etat. Il n’aimait pas ce genre de méthodes, mais ils ont insisté en disant que ça leut avait coûté 300’000 yuans. Le premier poste qui s’est présenté était celui d’un responsable de gestion urbaine. Pour l’épreuve écrite, il était en compétition avec des gens ayant une licence ou un master des meilleures universités du pays. Il n’a même pas décroché l’entretien oral.

Plaire à ses parents

Sur les 19 emplois qu’il a occupés, c’est quand il a décroché un poste de au département des assurances auto d’une grande société publique que ses parents se sont le plus réjouis. Quand il a appris que Zhang avait réussi l’entretien d’embauche pour devenir conseiller clientèle, son père a cru qu’il pouvait enfin se détendre. Et en effet, Zhang est parvenu à passer la période d’essai de trois mois et à signer un contrat de travail officiel – contrairement à ce qui s’était passé dans la plupart de ses précédents jobs jusque-là.

Quand on fait une rayure sur sa carrosserie et qu’on appelle sa société d’assurance, ce sont des gens comme Zhang Wei qui répondent au téléphone. Une fois, il a eu droit à un homme en sanglots, qui lui a expliqué qu’il venait d’écraser quelqu’un avec son semi-remorque. Désorienté, l’homme a raccroché avant que Zhang Wei n’ait le temps de poser des questions. Les mots de l’homme se sont incrustés dans son cœur.

Deux mois et demi plus tard, Zhang Wei a commencé à craquer. Au bout du cinquième arrêt de travail, il s’est fait licencier. Ce jour-là, sa mère et sa tante sont passées le voir chez lui. Quand elles l’ont vu allongé sur le canapé avec le moral en berne, en train de contempler le mug qu’il utilisait d’habitude au bureau, elles ont tout de suite compris. Sa tante a voulu le consoler: «D’habitude c’est toujours toi qui pars, il faut bien que de temps en temps tu laisses l’initiative à ton employeur.»

Sa mère n’a rien dit. Zhang Wei savait très bien qu’elle le trouvait trop fragile.

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