On a le droit de connaître le nom d’une personne condamnée au pénal, ou celui d’une entreprise épinglée pour travail au noir. Mais en matière de fraude fiscale, l’administration suisse n’a pas la transparence à cœur. Au contraire, le secret fiscal revient par la fenêtre, dénonce notre chroniqueur Michel Huissoud, ex-Contrôleur général des finances à Berne.

Printemps 2020, après avoir pris des mesures pour freiner l’épidémie de Covid, la Suisse décide de soutenir l'économie paralysée en un temps record. Crédits bancaires, indemnités de chômage partiel et indemnités pour cas de rigueur, au total la Confédération a engagé plus de 35 milliards de francs. Une belle somme, qui a hélas suscité de très nombreux abus.

Fin 2022, on a par exemple identifié 22 entreprises pour lesquelles on soupçonnait des abus au niveau des aides pour cas de rigueur ou des cautionnements solidaires, et qui avaient en même temps reçu des indemnités de chômage partiel – à hauteur de 3,4 millions de francs, au total.

Quelle a été la suite des événements? L'administration fédérale ne le dit pas.

En Suisse, les débats et les jugements des tribunaux pénaux sont pourtant publics. C’est un principe de base de notre démocratie, ancré dans le Code de procédure pénale et confirmé par le Tribunal fédéral. Cette publicité garantit l’égalité de traitement, ainsi que le bon fonctionnement de la justice. Le peuple souverain peut assister aux débats et au jugement d’un meurtrier, d’un cambrioleur ou d’un escroc, et par là, se convaincre que les juges font du bon travail.

Deux poids, deux mesures

Mais ce beau principe ne s’applique que très laborieusement lorsqu’il s’agit d’infractions au droit administratif – celui qui régit le fonctionnement de nos administrations. Le Beobachter en relevait en septembre dernier un exemple saisissant. L’administration fédérale des douanes, décidée semble-t-il à faire machine arrière en matière de transparence, vient de décider d’anonymiser toutes ses décisions à compter de maintenant.

Vous vous souvenez peut-être d’Urs Schwarzenbach, ce milliardaire zurichois accusé d’avoir importé une partie de ses toiles de maîtres (Picasso, Miró…) en fraudant la TVA de plusieurs dizaines de millions de francs. S’il était aujourd’hui en délicatesse avec les douanes, il serait très difficile de connaître son identité.

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Cette opacité concerne aussi les consommateurs. Là, il ne s’agit plus seulement de vérifier que l’administration fait son boulot correctement, mais de se protéger soi-même. Le quotidien 20 Minutes a par exemple rapporté ces cas d’empoisonnement alimentaire dans des restaurants. Ces établissements sont connus des autorités, mais celles-ci refusent d’en communiquer les noms. Et tant pis pour les autres clients intoxiqués, qui ne connaîtront jamais l’origine de leurs souffrances.

Une opportunité à saisir

Les choses pourraient changer car une révision du droit pénal administratif est en cours. A voir. Les propositions en matière de transparence sont intéressantes, mais elles soulèvent des questions. On peut par exemple lire dans le rapport explicatif: «parmi les intérêts à prendre en compte dans la décision relative à la demande de consultation figurent les secrets protégés par loi, notamment le secret fiscal. En pareil cas, l'anonymisation doit être effectuée de manière à ce que l'identité de la personne concernée reste secrète

Pourquoi le secret fiscal devrait-il être sanctuarisé comme il l’est aujourd’hui? Il y a là une anomalie étonnante. Le secret médical ne couvre pas l’identité d’un médecin qui abuse de ses patients, et le secret bancaire ne protège pas les auteurs d’un hold-up. En tout état de cause, l’auteur d’une escroquerie fiscale ne devrait pas être protégé par le secret fiscal. Il y a là amplement matière à avoir une franche une discussion politique au Parlement, qui reste à venir.

L’exemple du travail au noir

Il y a de l’espoir. L’histoire montre que lorsque l’économie ou les partenaires sociaux ont des intérêts communs, la transparence est possible. Les paysans suisses se battent depuis longtemps pour une plus grande transparence sur l’importation illégale de denrées alimentaires. Pour eux, une boucherie qui importe illégalement de la viande doit être jugée publiquement.

Il existe un modèle à suivre: toute entreprise condamnée pour travail au noir voit son nom publiée sur une liste noire rendue publique par l’administration fédérale. C’est le consensus politique entre les employeurs et les syndicats qui a rendu la transparence possible en matière de lutte contre le travail au noir. Restons optimistes!