Difficile d'enchaîner 19 jobs en six ans sans mettre à nu quelques rouages déplaisants de la société chinoise. Nous entamons les tribulations de Zhang Wei par un honnête de job de libraire-barista… qui évidemment ne durera pas. La suite sera plus difficile à assumer pour sa conscience.

Zhang Wei a 30 ans et vient de perdre son 19e emploi. La gamme est large: vente, marketing de terrain, service clients, censure, opérateur pour la ligne d’assistance téléphonique publique 12345… Le plus matinal exigeait de lui qu’il se lève à 4 heures du matin, le plus tardif à 22 heures. Le job le plus long a duré huit mois, le plus court trois jours. Le mieux payé rapportait 7000 yuans par mois (871 francs suisses, à peu près le salaire médian en Chine), le moins bien payé 1000 yuans. Il a dû consulter son application pour les impôts afin de se souvenir de tous ses emplois. Quoi qu’il en soit, et sans exception, tous étaient des «boulots à la con», des bullshit jobs.

Après avoir quitté son 19e poste, Zhang Wei a écrit:

«En marchant dans la rue, mon cœur était rempli de deux sentiments paradoxaux: d'une part, la tristesse d’avoir perdu mon gagne-pain et l’accablement de devoir une nouvelle fois recommencer à zéro. D'autre part, la joie éclatante d’être de nouveau en dehors du marché du travail et de ne plus avoir à penser au bureau, ainsi que la satisfaction d'être enfin revenu dans ma zone de confort.»

«J'ai écrit le chiffre ‘19’ dans les notes de mon téléphone portable, pour le 19e emploi que j'ai perdu. Comparé à ceux qui craignent de quitter leur emploi, j’ai deux points forts, l’entretien d’embauche et le départ. Le seul problème, c’est ce qui se trouve au milieu: le job lui-même.»

Zhang Wei a travaillé dans un bar, dans une pâtisserie, et dans une librairie. Dans le magasin de livres, certains clients demandaient naïvement: «Quand vous avez du temps livre, vous devez lire tout le temps non?» Mais de temps libre, il n’y avait pas. Une journée de travail à la librairie se composait d'une multitude de micro-tâches, mais ce n'était jamais facile. La librairie comptait trois étages. Chaque jour, il en changeait.

Il arrivait parfois qu’il se rende au deuxième étage pour ranger les rayonnages et remplacer les exemplaires vendus, ce qui nécessitait de monter et descendre le long de l’échelle. Toutes les deux heures, il faisait un tour du magasin pour mettre de côté les livres mal rangés. Parfois, au deuxième étage, il devait s’occuper de la partie café, faire les boissons chaudes, réchauffer les sandwichs ou les gaufres aux fruits, sortir les gâteaux mousse congelés. Le plus dur, c’était de préparer les smoothies avec leurs étages de couleurs. En bas, le jus de fruits, au milieu l’eau gazeuse qui continuait de pétiller, de sorte que le moindre mouvement pouvait faire plonger la couche du haut, le granité. Il fallait alors tout refaire.

Quand les clients commandaient directement au deuxième étage, il devait préparer la commande au rez-de-chaussée et la monter dans l’ascenseur sur un plateau branlant. Pendant ce temps, trois ou quatre autres commandes s’étaient accumulées. Il fallait de vraies compétences pour que l’entreprise vous garde. Il a fini par se faire sortir parce qu’il n’a jamais réussi à faire du latte art, ces petits dessins dans les tasses de café.

Quand il était serveur de bar, il ne savait jamais quand il finirait le travail. Certains clients buvaient jusqu'à 3 ou 4 heures du matin. Il devait rester jusqu'à ce qu'ils partent. A cette heure, il était généralement mort de faim, mais tous les magasins d’alimentation étaient fermés. Alors il marchait 25 minutes jusqu’à la chambre qu’il louait dans une maison sans chauffage ni gaz, et se couchait le ventre vide sous une bonne couche de couvertures.

Vendeur de crédits

Il a travaillé comme agent de prêt et comme agent de recouvrement. Le premier lui a coûté 1000 yuans (120 francs suisses). Il a d’abord dû acheter 1500 numéros «ressources» de clients potentiels à démarcher au téléphone. Il m’est peut-être arrivé de raccrocher au nez de Zhang Wei, après avoir reçu un appel impromptu et au bout d’une seule phrase: «Bonjour, vous auriez besoin d’un crédit urgent?». Sur les 1500 numéros qu’il a appelés, 1400 ont raccroché de cette manière, 90 ont attendu quelques phrases, et 10 ont accepté d’être ajoutés sur WeChat, le Whatsapp chinois. Parmi eux, sept n’ont pas fonctionné, deux n’ont jamais répondu aux messages, et le dernier a indiqué qu’il envisagerait de prendre un crédit, ce qui veut dire non.

Voir plus