Dans une Chine en proie aux affres d'une croissance à un chiffre, où le monde du travail est une broyeuse à rêves, Zhang Wei est une sorte de Monsieur Malaussène de l'extrême. Ce trentenaire, né dans une métropole du centre de la Chine et qui y vit encore, a cumulé 19 emplois depuis sa sortie de l'université il y a six ans. Dix-neuf jobs absurdes, c'est beaucoup pour un seul homme. Dernier en date: entremetteur et menteur dans une agence de rencontres en ligne.
Si vous n'êtes pas dans une situation aussi difficile que Zhang Wei, nous sommes heureux pour vous. Si vous trouvez parfois que votre travail est difficile, que vous êtes un peu épuisé ou désespéré, que les perspectives sont rares et l’air du temps morne, alors Zhang Wei vous parlera. Il est comme vous et moi, mais à un degré différent.
Par où commencer? Pour Zhang Wei, chaque travail est une douleur, et la douleur se lève de bonne heure. Pourquoi ne pas le laisser partager avec nous la façon dont cette douleur se manifeste et se propage. Et comment il parvient à échapper à son emprise, pour un temps. Un temps seulement.
«Chaque matin est un combat d’anthologie contre moi-même. Mon travail commence à 10 heures précises, et il me faut au moins 50 minutes pour faire le trajet. L'heure idéale pour me lever est 8h30, afin d'avoir le temps de prendre le petit-déjeuner et de ne pas avoir à courir vers la station de métro et sur le chemin de l’entreprise. Bien sûr, tout cela, c’est dans l’idéal.
«Dans les faits, voilà le scénario typique: je me réveille épuisé par l'insomnie et les rêves, je jette péniblement un œil à mon téléphone portable, j'appuie sur ‘répéter l’alarme dans 10 minutes’, et pendant ce court laps de temps je rêve du travail ou de mon futur.
«Bien sûr, si c’était seulement 10 minutes, tout irait bien. Mais les sursauts de 10 minutes vont s’enchaîner, jusqu’au ‘point critique’, celui au-delà duquel je sais que je serai retard si je ne sors pas du lit tout de suite. D’un coup d’un seul, je saute du lit, je m’habille en coup de vent et je me précipite dans la rue avec la moitié d’un rêve encore dans ma tête.
«Là n’est pas le pire. Dans le pire scénario, je ne suis même pas capable d’aller au travail. Les émotions négatives déferlent comme un raz de marée, la peur et l’appréhension prennent le pas sur la rationalité et le bon sens. J’enfouis ma tête sous les couvertures. Je suis physiquement incapable de bouger. Même pour aller à la salle de bains, il me faut une dose immense de détermination et de courage. Je débranche mon téléphone d’une main tremblante, invente une excuse pour mon absence au travail, désactive la connexion de données et le Wifi, et laisse le téléphone dans un coin. Je ferme les yeux de douleur et j’essaie de dormir jusqu’à ce que le soleil brille à travers la fenêtre, ou même jusqu’à ce qu’il se rapproche de l’horizon. Je ne veux ni manger ni me lever. Je ne pense à rien. Je ne veux rien. Rien d’autre que rester au lit jusqu’à la fin du monde.»
Zhang Wei le dit lui-même, il est doué pour les entretiens d’embauche. Pour un emploi récent d'entremetteur dans une agence de rencontres en ligne, il n'a inscrit dans son CV que deux emplois de vendeur, dont il a étiré la durée. Comme il a réellement exercé ces emplois, il a pu répondre à toutes les questions qui lui ont été posées en entretien.
Pourquoi voulez-vous devenir entremetteur?, a demandé le recruteur.
Le rôle des entremetteurs, c’est d'apporter du bonheur aux gens. C'est un travail précieux, a répondu Zhang Wei.
C'est aussi comme cela qu'il s'est convaincu lui-même. Mais la première règle du métier d'entremetteur, c’est la tromperie. Bien qu’il soit célibataire, il devait dire à ses clients qu'il était un trentenaire marié et heureux. Dans son bloc-notes, il a inventé quatre personnages fictifs, deux hommes et deux femmes, et leurs histoires.
Ces personnages étaient conçus pour paraître à la portée de clients lambda. Si l'interlocuteur au téléphone commençait à montrer des signes d’agacement, Zhang Wei faisait semblant de vérifier dans la base de données et disait qu'il avait quelqu'un qui pourrait être un bon parti:
Taille: 1,76 mètre, 27 ans, un homme du coin, avec un poste technique dans une entreprise d'Etat, un salaire annuel de 160’000 yuans, en possession d'un appartement dans le quartier hightech, avec prêt immobilier qu’il rembourse à hauteur de 4500 yuans par mois, peu stressé, un jeune homme soigné et intelligent, doux, poli, qui aime le ski, les voyages, la lecture et le football.
Il a découvert que les femmes étaient impatientes de se marier, tandis que les hommes n'étaient pas pressés du tout, mais qu’ils voulaient avoir des enfants rapidement. Ils commençaient souvent par dire qu'ils voulaient avoir un fils avant d’avoir 30 ans. La pression retombait donc sur les femmes, et Zhang Wei s’en servait: «Vous voulez vraiment être une mère d’un âge avancé?».
Quelle que soit la réponse, il finissait par conclure: «Vous ne trouverez personne, votre cercle de connaissances est trop réduit». Puis il faisait la promotion de ses services. En réalité, il vendait surtout de l’anxiété. Parfois, les gens le remerciaient et disaient clairement qu’ils n’avaient pas besoin d’une agence matrimoniale. Il continuait de les appeler jusqu’à avoir atteint le nombre requis d’appels. Il pensa au concept de «harcèlement téléphonique» et se dit que c’est précisément ce qu’il était en train de faire.
«Les gens doivent se marier», répétait son supérieur, et c’est cette valeur-là qu’il devait instiller chez ses clients. Mais Zhang Wei ne comprenait pas pourquoi les gens devraient à tout prix se marier.
La vie ressemblait à un cycle sans fin: avant de retourner sur le marché du travail, il se sentait reposé et prêt à faire des merveilles. Mais une fois qu'il décrochait un poste, le stress débarquait tel un raz de marée, et bientôt il n’était plus que l’ombre de lui-même, un ballon de baudruche qui n’en finit plus de fuiter de l’air. Avant d’être totalement à plat, il lui fallait s’absenter du bureau ou même quitter son job, jusqu’à pouvoir se sentir capable d’affronter de nouveau le monde du travail.
Et ainsi de suite, ad infinitum.