Cette Exploration relate les déboires de Zhang Wei, un Chinois qui à 30 ans, a déjà changé 19 fois d’emploi. Vendeur au porte-à-porte, barman, collecteur de dettes… Rien n’y fait: Zhang ne tient pas plus de quelques mois. C’est le portrait d’un Monsieur Malaussène chinois, qui en dit long sur les craintes et les espoirs déçus d'une génération de jeunes travailleurs.

Dix-neuf. Pour les Chinois, toujours friands de symboles, ce nombre connote la réussite et la progression vers ses objectifs. Pour Zhang Wei, jeune trentenaire d’une métropole du centre de la Chine, c’est le nombre d’emplois qu’il a occupés depuis qu’il a quitté l’université, il y a six ans seulement. En matière d’accomplissement, on a vu mieux.

Dix-neuf bullshit jobs, c’est pour Zhang 19 occasions de se demander si c’est lui qui n’est pas adapté à la société, ou si c’est le monde du travail en Chine qui a atteint un niveau de brutalité et de cynisme dépassant l’entendement.

Cette Exploration est signée Chengjie Wu, jeune journaliste et producteur de podcasts (huit ans de carrière) formé à l’Université de Pékin. Il a été repéré par les True Story Awards, excellent prix international dédié au journalisme narratif et à la non-fiction.

Un peu trop sensible

«A travers ma carrière dans les médias, j’ai constaté que l’état de santé mentale de mes jeunes congénères en Chine était très préoccupant, explique-t-il à Heidi.news. Appartenant moi-même à cette génération, je suis très intéressé parce que les jeunes expérimentent et ressentent durant cette période de grands bouleversements.»

Pendant une semaine, Chengjie a dormi chez Zhang et lui a demandé, au cours de longues interviews menées le soir dans son modeste salon, de relater sa vie de jeune travailleur diplômé issu de la classe moyenne, et pourtant destiné par les astres à vivre des galères hors norme. Vendeur au porte-à-porte, barman, libraire-barista, démarcheur téléphonique, collecteur de dettes… Tous les métiers y sont passés, ou presque.

Zhang Wei, poursuit Chengjie, a quelque chose de singulier: intelligent et aimable, il fait montre d’une empathie à fleur de peau et d’une sensibilité aiguë à l’absurdité des situations. Alors il tient le coup dans ses bullshit jobs le temps des roses, puis il se fane. Bientôt, le voilà tout bonnement incapable de sortir de son lit.

Soumettre ou être soumis

Il y a de quoi. Je ne vais pas vous déflorer l’Exploration, mais voici un autre exemple de trajectoire bien réelle, glané auprès d’une autre source.

Il concerne Mei (prénom modifié), moins de 30 ans, fille de la campagne montée à Shanghai, devenue assistante de direction dans un groupe international. Un beau jour, un plan social intervient et les deux tiers des employés sont licenciés. Pas de chance, elle est du lot.

La jeune femme ne se laisse pas décourager, envoie des CV un peu partout, se heurte à des recruteurs qui lui demandent systématiquement ses mensurations – un classique en Chine, où l’on peut joyeusement discriminer sur l’âge, le physique ou même le signe astrologique. Mei songe un temps à devenir dominatrice SM pour le compte d’un ami un peu étrange, puis finit par décrocher un poste d’assistante personnelle auprès d’une directrice de société d’e-sport. Laquelle la tyrannise au dernier degré et la traite comme la dernière des laquais.

Elle tiendra quelques semaines avant de démissionner.

Comme des animaux de trait

Cette dureté du marché du travail a donné lieu à quantité de tendances sur le web chinois, qui reste à peu près le seul espace effectif de contestation politique. On parle de diaosi (屌丝), la version chinoise du loser, de neijuan (内卷), traduction du concept américain d’involution, pour dire une société déchirée par une compétition exacerbée et la crainte maladive du déclassement.

Dernièrement, en 2021, on a vu naître le mouvement tangping (躺平), c’est-à-dire le fait de revendiquer de rester allongé sur son lit plutôt que participer à la course effrénée pour la réussite sociale. Autre tendance, on parle de «bœufs et chevaux» pour désigner un dévouement au travail qui confine à l’abrutissement, menant à avoir la vie d’un animal de trait.

Tous disent peu ou prou la même chose: la violence des échanges en milieu mal tempéré, et le désemparement d’une classe moyenne chinoise pour qui le miracle économique des années 1980-2010 se termine. La vie devient plus dure, surtout depuis le confinement brutal et interminable du Covid, qui restera un traumatisme.

Chengjie Wu le dit avec peu de mots mais beaucoup d’éloquence, en suivant la trace des 19 emplois impossibles de Zhang Wei. «Je crois qu’il y a beaucoup de Zhang dans les grandes villes chinoises», résume-t-il. Un voyage au pays de Sisyphe que nous avons intitulé, avec une touche de provocation, Les tribulations d’un larbin en Chine.