Nous avons déjà fait connaissance avec Sarah, la jeune exilée de Homs revenue dans sa ville natale à la faveur de la fin du régime de Bachar el-Assad. Son père Samir, révolutionnaire de la première heure, a connu la même joie avant de décéder à l'âge de 63 ans. Portrait d'un être que les épreuves n'ont jamais brisé.

Samir Kassim n’est plus. Dans la nuit du 7 au 8 janvier 2025, il s’en est allé, après des années de lutte pour la liberté de son pays. Le révolutionnaire est mort chez lui à Homs, sa ville qu’il venait à peine de retrouver. En 2017, ce père de famille en avait été chassé par le régime après six années d’un siège d’une violence incommensurable. Dans l’indifférence totale de la communauté internationale, le clan Assad, épaulé par ses alliés russe et iranien, avait affamé et bombardé ce bastion rebelle.

«On a pu le choix, on a dû céder et accepter de monter dans ces bus verts escortés par des soldats russes», m’avait raconté Sarah, sa fille, lors de notre première rencontre à Idlib en 2022. «Mon papa n’a pas dit un mot ce jour-là. Seul son corps était là pour rester debout face à l’humiliation de ces soldats russes qui riaient en nous regardant. Ils répétaient ‘allez, laissez-nous vos maisons’.»

Ce mercredi 8 janvier, Sarah a enterré son héros. Un père qui l’a façonné, et a fait d’elle cette jeune femme qui sous la douceur cache une pugnacité inébranlable. Rien n’arrêtait Samir. Rien n’arrête Sarah. «Tout le monde vient au monde avec une mission, un destin à achever. C’est ce que mon papa m’a appris: rester toujours la même et aller au bout de ce destin», répète souvent Sarah.

Samir Kassim avait 63 ans seulement, mais combien de fois son cœur s’est-il brisé ces treize dernières années? Je n’ai pas eu le temps de lui poser la question. La dernière fois que je lui ai dit «au revoir et à bientôt», je lui ai promis de revenir le plus vite possible pour partager à nouveau un dîner à Homs. Il m’a répondu par le traditionnel «Inch’allah». Dieu en a donc décidé autrement. Nous ne nous reverrons pas ici, pas dans ce monde-là.

Retour au cimetière

Samir Kassim repose désormais aux côtés de sa mère et son père au cœur de l’immense cimetière de Homs. Le 14 décembre, avec mon confrère Noé Pignède, nous l’avions accompagné au milieu des pierres tombales. C’était la première fois qu’il revenait se recueillir sur les tombes de ses parents depuis sept ans. Une autre facette de la punition collective infligée par la tyrannie du régime Assad: priver les vivants du souvenir de leurs morts.

En apercevant les stèles, Samir Kassim avait accéléré le pas, comme s’il ne pouvait plus attendre une seule seconde de plus. Essuyant quelques larmes, il avait délicatement posé sa main sur la sépulture de son père, et récité une courte prière. «Je venais leur rendre visite toutes les semaines avant d’être chassé, avait raconté Samir. Mon père détestait Hafez et son fils Bachar. Il est mort trois ans seulement après le début de notre révolution. J’aurais tellement aimé qu’il soit encore de notre monde pour lui dire que nous avons gagné.» Peut-être le pourra-t-il désormais.

Samir Kassim repose aujourd’hui à leurs côtés, sur sa terre de Homs. Son cœur s’est arrêté à l’hôpital des suites d’une insuffisance respiratoire. Après tant d’années de lutte, son souffle s’est coupé, au moment où son pays respire enfin. Il est décédé entouré de sa femme, d’un de ses fils et de trois de ses filles. Exilés en Europe, ses enfants Mohamed et Kawtar n’ont pas pu le serrer une dernière fois dans leur bras.

Se raser avec un rétroviseur

Avant de mourir, le père de Sarah avait enfin pu revoir ce qu’il restait de sa maison. Son quartier de Khaldiyé n’est plus qu’une enfilade d’immeubles dévastés par les bombardements, où s’effondrent des murs criblés de balles. Dans les rues désertes, quelques ombres passent mais ne s’attardent pas. Au milieu de ce décor fantomatique, Sarah avait eu du mal à retrouver la rue de son enfance. C’est Samir qui l’avait guidée et soutenue lorsqu’elle s’effondrait devant l’ampleur des destructions. Doucement, comme il l’a fait devant la tombe de son père, il lui avait glissé à l’oreille: «Sois forte, ma fille».

De cette maison où sont nés ses enfants, il ne reste plus rien. Même les fils électriques ont été arrachés par les sbires d’Assad. Encore et toujours cette volonté d’anéantir le moindre souvenir. Planté au milieu du salon familial dévasté des Kassim, je crois n’avoir pas su quoi dire. Je n’avais pas de mot pour les réconforter. Alors, Samir est venu me tirer la manche, sourire aux lèvres, m’entrainant vers la salle de bain.

Collé sur le carrelage fracassé, il m’a montré un morceau de rétroviseur qui, autrefois, lui servait de miroir. «Regarde, ils sont sympa finalement, ils m’ont laissé ça. Je l’utilisais pour me raser.» Malgré l'anéantissement de son monde, son regard était dénué de haine. «Alors on dit quoi, Céline? On dit: ‘Merci Bachar!’ Je me souviens d’avoir ri avec lui.