Notre tour complet d’Afghanistan en 2002, dont est issu le film Riverboom de Claude Baechtold, entame là son dernier quart. Dans l’ancienne capitale des talibans, bouleversée par l’occupation américaine, les alliances se recomposent. Surtout par des mariages, meilleur ciment entre bonnes familles. Autant dire que d’amour, il n’est pas question. Totalement ignorant du corps féminin, un futur marié se retrouve en classe d’éducation sexuelle, section néophytes.

Pauvre comte de Gobineau, retourne-toi dans ta tombe! Pleure amèrement ton romantisme d'orientaliste du dix-neuvième siècle! Tu as écrit Les Amants de Kandahar en 1876 et voilà qu'il ne reste rien de tes Roméo et Juliette pachtounes des ruelles de pisé! On dirait que la guerre moderne a vidé de toute passion amoureuse ta fière cité «flanquée de tours où les boulets ont souvent mordu». Juge plutôt: nous sommes allés au mariage d'Enayatollah, 25 ans, et de sa fiancée, 15 ans, dont tout le monde a oublié le prénom.

Certes, c'est une de ces belles demeures du quartier de Yayakhan où ton intrigue aurait pu se dérouler. Étrange opulence, à deux pas de la rue encombrée d'ânes et de rickshaws (pousse-pousse), de mendiants et d'immondices. Des amandiers, des grenadiers, des orangers et quelques palmiers se partagent une cour bordée de belles portes ouvragées qui préservent la fraîcheur des pièces à vivre. Quelques pigeons voyageurs sont nourris dans la tourelle qui servait jadis à guetter les familles avec lesquelles on avait des dettes de sang. Pour ce jour de fête chez les descendants de Sultan Mohammad Popalzei, membre célèbre de la cour royale à l'époque de Gobineau, un coin de la cour est occupé par des chaudrons de riz autour desquels se bousculent des cuisiniers hilares. Des enfants attrapent et mangent ce qui passe sur des plateaux. De longues nappes posées à même les tapis de la terrasse vont accueillir plus de 500 hommes à midi et 500 femmes ce soir.

Dans la chambre où sont reçus les notables, on cause politique.

On fustige Massoud, que le soutien de la France a rendu suspect et qui aurait dévoilé sa collaboration avec Moscou en ne coupant jamais le pipeline livrant du pétrole soviétique à la Kaboul communiste. On se congratule sur l'efficacité du gouvernorat local, soi-disant le seul en Afghanistan à ne faire aucune différence entre les ethnies. Et on se congratule soi-même: être rentrés d'Occident pour gagner 40 dollars par mois, quel dévouement! Et se tenir prêt à rendre le pouvoir si tel le décide la Loya Jerga, la grande assemblée qui préside au destin du pays, quelle abnégation!

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Une vue des environs de Kandahar. Photo: Paolo Woods

Bref, on parle de tout sauf du marié, qu'il faut aller dénicher dans une petite pièce où les domestiques tranchent menu les oignons, les tomates et les petits concombres. Voilà tout ce qu'on peut tirer d'un gaillard très surpris qu'on s'intéresse à lui:

Et le jeune homme de rougir un peu, parce qu'il faudra alors vérifier que sa femme est bien vierge. Si cela devait ne pas être le cas, le scandale éclaterait lors de la réunion restreinte des familles prévue demain à cet effet. Le marié récupèrerait alors tous ses cadeaux et sa famille serait remboursée jusqu'au dernier concombre servi aujourd'hui.

De retour dans la chambre des notables qui ont dégluti riz, poulet, mouton, crudités et Pepsi en quinze minutes, on apprend que les deux familles de puissance égale et liées à la tribu du chef du gouvernement intérimaire Hamid Karzai, ont précipité la date du mariage en vue de la Loya Jerga de juin, parce que l'union fait la force dans ces périodes où les cartes du pouvoir ne sont pas encore toutes distribuées. Mais vite, il faut dégager, c'est bientôt l'heure des femmes. Il paraît qu'elles, au moins, vont danser.

Éducation sexuelle 101

C'est le moment de dire deux mots d'Habib, 24 ans ans, un ami de Kaboul qui nous a accompagnés une partie du voyage. Son père, un Pachtoune, a épousé une Tadjike, parce que le prix du lait est traditionnellement moins élevé que pour les Pachtounes. Le père est mort au début de la guerre, assimilé à un communiste par une bande de pillards qui cherchait un prétexte. De chagrin, la mère l'a rejoint dans la tombe quelques mois plus tard. C'est donc un oncle, inique et cruel, qui a pris en main le jeune Habib, réduit pour le coup au rang de serviteur. Il s'est enfui, a appris l'anglais et panse aujourd'hui sa dignité blessée par la pratique d'un art martial qui lui vaut des muscles longs et puissants, bien visibles sous ses tenues moulantes.

Pourtant, là n'est pas l'essentiel. Dans quelques mois, grâce à des travaux de traduction, notamment pour les Américains, Habib aura rassemblé les trois mille dollars nécessaires pour payer le prix du lait de sa promise et les festivités du mariage. Et voilà qu'il se fait du souci pour la nuit de noces.

Attends, Habib, retournons à l'hôtel et prenons les choses au début, dessins à l'appui. Les périodes de fécondité (quand? ça alors!), les règles (du sang, vraiment? mais alors par quel trou?), la contraception et quelques indications sur le plaisir féminin. Durant toute la durée de nos patientes explications, la stupeur n'a pas quitté le visage du cher Habib.

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Sur la route entre Kandahar et Kaboul. Photo: Paolo Woods

Sur la route de Kaboul

Les bombardiers américains ont ronronné toute la nuit, relayés peu avant l'aube par la prière, que des dizaines de mosquées ont entonnée en canon. En sortant de Kandahar encore endormie, la piste sur le bas-côté est plus rapide que la route crevée d'énormes trous. On remonte une vallée irriguée. Les drapeaux du roi Zaher flottent sur chaque village. Quelques silhouettes s'activent dans les champs avant le lever du soleil, qui finit par émerger de petites montagnes en pyramides. Un convoi s'improvise avec d'autres voitures matinales, les chauffeurs s'échangent des cassettes alors qu'ils bondissent de front sur la piste. Musique indienne contre chanteuse iranienne. C'est Googoosh, star absolue en Iran et en Afghanistan avant d'être bannie par la révolution islamique:

«Toutes les lanternes du pardon se sont allumées pour toi / Oh, tes mots merveilleux m'ont apaisée / Les moineaux de la maison et moi avons l'habitude de te voir / Nous quittons le nid pour voler vers toi.»

Sur le bord, trois camions-citernes calcinés, cloués au sol par un raid américain l'automne dernier. Ils portaient de l'essence aux Talibans. Bruit sourd à l'arrière, les chocs ont eu raison d'un amortisseur, aussitôt remplacé dans une boutique noyée de boue et de cambouis. A l'approche de Moghor, les flancs des collines se couvrent d'agneaux et de cabris. Quelques nuages de pluie au loin. Beaucoup de jaune, de gris et quelques taches vertes. Et soudain, une tempête de grêle au sommet d'un col, qui éparpille les troupeaux. Voilà bien le paysage de l'an zéro. Dans un décor pareil, n'importe quel prédicateur devient messie.

On passe une caravane de nomades qui semble menée par un petit garçon coiffé de rouge, au sommet d'un dromadaire. Les Koutchis, comme on les appelle ici, sont accusés de dissimuler des Talibans en déroute, mais c'est souvent un prétexte pour les rançonner. Un peu plus loin, une autre caravane a déjà dressé ses tentes.

Plus loin, la piste se fait apocalyptique. Les trous sont tellement grands qu'ils engloutissent les voitures bondissantes. Ce n'est plus un convoi, mais un essaim, rendu bientôt aveugle et fou par la tempête de sable qui s'est levée. En quelques minutes, on ne voit plus rien. Mais personne ne songe à s'arrêter: il faut rouler coûte que coûte, pour atteindre Qhazni avant la nuit, au risque d'être livrés aux bandits de grand chemin.


Ces textes, dans des versions différentes, ont été publiés dans Le Figaro, Le Temps ainsi que dans le livre American Chaos (Seuil, 2003).