Il est temps de dire adieu à notre ténor de guerre. Il y a cinquante ans jour pour jour, naissait Wassyl Slipak à Lviv, dans l’Ouest de l’Ukraine. Le 29 juin 2016, à l’âge de 41 ans, il est tombé au front dans le Donbass. Quelle mémoire l’emportera, celle du combattant héroïque ou celle du chanteur exalté? Ce dernier épisode est publié en libre accès. Si vous avez aimé, n'hésitez pas à soutenir Heidi.news.
A l’été 2022, une vidéo de 42 secondes tourne sur les réseaux sociaux ukrainiens et parmi les proches de Wassyl. Sur le bord d’une route dans le Donbass, on y découvre cinq hommes en civil s’attaquant à une stèle à l’effigie du chanteur – une imposante croix de marbre gris, ou peut-être de granit, qui surmonte un tertre. En short et bras de chemise, le quintet mal intentionné enserre le petit monument. Le ciel est bleu, une brise souffle dans les feuilles des arbres, la nature paraît paisible. Bientôt, la croix tangue.
Un portrait de Wassyl a été lithographié sur la pierre. On le voit de profil, le regard fier et un peu moqueur à la fois, il a son tchoub (toupet) et sa barbe de cosaque, on distingue sur son biceps le tatouage d’une broderie typiquement ukrainienne et dans ses mains, une arme qu’il serre tout contre lui. Les cinq hommes, présentés dans les commentaires de la vidéo comme des «envahisseurs russes», s’acharnent un peu. Wassyl finit par basculer, comme au ralenti. Le monument s’écroule dans un petit fracas de poussière. Il ne se brise pas. Les assaillants traînent la lourde croix comme on le ferait avec un corps et l'embarquent à l’arrière de leur camionnette. Puis l’un des comparses pousse rageusement le socle de la croix resté sur le tertre et le fait dégringoler dans les fourrés. Abandonnant le piédestal cul par-dessus tête. La scène est aussi blessante que risible.
Si, pour les uns, le héros est celui que les récits portent aux nues, il est, pour d’autres, la statue que l’on veut abattre pour humilier. Je ne sais pas où est cette route exactement dans le Donbass, encore moins où est cette croix avec le visage de Wassyl, mais j’aimerais bien apprendre un jour qu’elle a été remise à sa place. J’ai envie d’imaginer que, plus tard, lors d’une douce après-midi, une famille ukrainienne s’arrêtera sur le bord de la route, mangera des sandwichs de pain de seigle et de saucisson, des œufs durs et des cornichons, et se souviendra de lui.
Sur le territoire ukrainien, il n’y a pas que cette stèle kidnappée pour se rappeler Wassyl. On trouve des rues, des places, des salles de philharmonie, de conservatoire, des studios d’opéra qui portent son nom. J’ai aussi vu une grande fresque à Lviv et un square en friche à Kyiv, qui attend depuis des années son aménagement en bas de la Descente Saint-André, l’un des lieux les plus touristiques de la capitale. Il existe même une pièce de 2 hryvnia: côté face, on y voit Wassyl et une portée musicale, côté pile un rossignol perché sur le canon d’un fusil.
Tout cela ou presque est le fruit du travail d’Orest Slipak. S’il a peu goûté aux honneurs militaires dont son cadet a fait l’objet, il s’active depuis 2016 pour qu’on se souvienne de lui comme chanteur. Il refuse de laisser toute la place à la mémoire guerrière. «Mon frère n’était pas un soldat, m’explique Orest. Je ne veux pas qu’on se rappelle de lui comme ça, c’était avant tout un artiste.» Le quinquagénaire n’avait pas pensé consacrer autant de temps au souvenir de Wassyl, mais une suite de hasards, de rencontres et une ribambelle d'approximations, voire de contre-vérités, sur le parcours de son frère l’ont mené sur ce chemin. Celui de la culture et de la mémoire.
Avec la Fondation Wassyl Slipak, Orest participe notamment à l’organisation de deux grands événements musicaux en lien avec la Philharmonie de Lviv. Il y a d’abord un «marathon musical» qui a lieu depuis huit ans pour commémorer son décès, à la fin du mois de juin. Un thème est proposé – amour, réflexion, paix – et des musiciens se relaient à divers endroits dans une longue ode symbolique à la mémoire de Wassyl. «Chaque année, nous avons différents participants, des ensembles d'opéra ou de concert, des solistes. Nous rencontrons souvent des musiciens qui ont travaillé avec Wassyl dans tel ou tel pays.» La première édition s’est tenue à Lviv, et puis les concerts ont gagné le monde: Ukraine, France, Allemagne, Pologne, Grande-Bretagne, et même États-Unis, Australie, Japon. Cela demande pas mal d’anticipation mais quelle belle idée de jouer sans discontinuer aux quatre coins de la planète pour se souvenir du chanteur.
L’autre événement qu’Orest co-organise a lieu tous les deux ans, en décembre, au moment de l'anniversaire de son frère: c’est le Concours international des jeunes solistes Wassyl Slipak. «L'un des plus réputés et prestigieux d'Europe de l'Est désormais», indique l’aîné. En 2025, la Philharmonie de Lviv accueillera le concours pour la cinquième fois. Orest tient à me préciser que tous les fonds récoltés lors de ces deux manifestations sont reversés à l’armée ukrainienne et aux victimes de la guerre.
«Si j’avais eu envie de gagner de l'argent avec l'image de mon frère, je serais millionnaire à l’heure qu’il est!», assure-t-il. L’année suivant la mort de Wassyl, il a reçu des dizaines de propositions de partis politiques, de tous bords. Ils voulaient le recruter pour utiliser son nom de famille tout auréolé de gloire.
Dans un autre registre, des femmes – tentées par le concept de reproductibilité des héros – lui ont fait savoir que les spermatozoïdes Slipak les intéressaient au plus haut point. «J’ai tout refusé, quel cirque!», commente l’intéressé, mi-amusé mi-révolté. Le frère du héros est un rôle qu’il a choisi d’assumer à sa manière. Cela fait donc huit ans qu’il chemine au côté du fantôme de Wassyl. Il marche dans ses traces, rencontre ses amis, ses collègues, voyage parfois. Il redécouvre son frère, le reconnaît, s’étonne, se désole de ce gâchis, s’amuse parfois aussi. Il se souvient d’un petit frère qui était ni ryba ni miasso – «ni poisson ni viande», comme on dit en ukrainien des personnalités difficiles à saisir.
«C’est étrange d'ailleurs quand j’y pense, le temps passant, j’emploie les mêmes mots que lui, je parle comme lui, j’adopte certaines de ses postures, je me suis même mis à fumer!» Orest prononce ces mots comme si je n’étais pas là, comme s’il se parlait à lui-même. Il ajoute: «Et ça me convient bien».
Au début, je redoutais un peu de le rencontrer, de lui poser toutes mes questions, de lui faire confirmer ce que j’avais pu entendre sur son frère. J’avais peur de remuer sa douleur, et que ma démarche ne lui plaise pas. Allait-il penser que je voulais déconstruire la statue de Wassyl, égratigner le mythe? Ce ne fut rien de tout cela.
J’ai rencontré un homme lucide, avenant et détaché à la fois. Pas de la mort de son frère: j’ai saisi à demi-mots qu’elle l’avait dans un premier temps laissé fou de tristesse, prêt à perdre pied. Détaché, car il me fait l’effet d’un esprit très libre, et même libéré, disposé à tout écouter. Comme tous ceux que j’ai rencontrés ces dernières années, il me donne l’envie d'avoir connu Wassyl, le regret d’être arrivée trop tard. «Moi, reprend-il, je n’aime pas qu’on dise que Wassyl est un héros. Les héros sont des pions utiles à certaines périodes de l’histoire d’un pays. Wassyl n’était pas opportuniste, il n’allait pas dans le sens du vent. Ça ne lui aurait pas plu d’être un héros. Mais… avoir sa place en Ukraine, étant donné qu’il ne l’avait jamais eue en tant que chanteur, c’était un rêve qu’il n’avait pas réalisé.»
Les funérailles ont eu lieu le 1er juillet 2016, à l’église des Saints-Apôtres-Pierre-et-Paul de Lviv. Je m’y suis rendue en 2024, et il fallait avoir le cœur bien accroché. Le lieu est dédié aux forces armées ukrainiennes, partout des portraits de combattants disparus depuis 2014. Autour de moi, des femmes pleuraient doucement, agenouillées au pied des saints et des cierges allumés dans des douilles d’obus, caressant ces visages de papier. Sur le troisième chevalet de la travée de gauche, le portrait de Wassyl souriant au milieu d’autres clichés de combattants morts pour l’Ukraine. C’était l’heure de la messe, le prêtre chantait et, dans les fumées d’encens, ses mots composaient une transe anesthésiante. L’atmosphère était d’une tristesse dense, la mort si vivante.
Huit ans plus tôt, Wassyl était là, visage cuivré, emmailloté dans sa tenue militaire, allongé et froid au milieu d’une foule compacte. J’avais vu des photos de la cérémonie. Ses parents, Nadiya et Yaroslav l’avaient embrassé une dernière fois, Orest se tenait à leurs côtés, fantomatique. Le cercueil avait été scellé ici dans la nef avant de partir pour une longue procession jusqu’au cimetière Lytchavik. Des proches, des militaires, des volontaires, des connaissances, des curieux s’étaient joints au cortège. De milliers de gens.
J’ai rendez-vous avec l’ami d’enfance de Wassyl, Yuriy Shevchuk, pour aller au cimetière. Tous les deux se sont connus dans le chœur Dudaryk, Yuriy est même allé rendre visite à Wassyl à Paris, à ses débuts. Wassyl voulait que Yuriy passe l’audition des chœurs de l'opéra de Paris mais ça n’a pas fonctionné. Yuriy est rentré à Lviv et il a fait sa vie ici. Cet après-midi, je vais le chercher à l’opéra. La programmation, vidée de ses pièces russes mais aussi de ses trop joyeuses opérettes, continue dans la prestigieuse maison où œuvrent encore une centaine de chanteurs et cinquante instrumentistes. Dans la salle, j’attends la fin de la répétition en costume de Turandot, l’opéra de Puccini. Yuriy a le rôle du mandarin. Je me surprends à apprécier. Ai-je mûri? Est-ce que mes écoutes répétées des concerts filmés de Wassyl ont infusé mon esprit profane?
C’est bizarre, dans une autre vie, Wassyl aurait pu lui aussi être salarié de cet opéra dans sa ville natale, mener une carrière solide et locale, partir en tournée mais toujours revenir. Faire comme Yuriy qui, depuis la révolution du Maïdan et la guerre du Donbass, aide les volontaires, les soldats, participe aux collectes. Hier encore, le baryton a emmené des vétérans et des blessés de guerre à une représentation de l’opéra pour leur changer les idées.
Nous prenons ensemble le tram numéro 1. Comme dans tout cimetière qui se respecte, sur le trottoir d’en face, il y a un fleuriste. Je tiens absolument à déposer des fleurs sur la tombe de Wassyl. Sans doute pour me donner un peu de contenance quand je serai aussi près de lui que je ne l’ai jamais été. Depuis cinq ans, j’imagine ce moment et tout à coup, je me demande ce que je fais là. Comme si c’était trop intime. Alors je me focalise sur un problème crucial: quelles fleurs aurait-il aimé? Je change 27 fois de tiges, de couleurs, d’agencement du bouquet. Yuriy, amusé, achète des bougies. J’aurais dû y penser! Simple, élégant, chaleureux, symbolique.
Je finis par lui montrer un bouquet d'œillets blancs avec des liserés rouges et l’interroge d’un regard inquiet. Il m’assure que Wassyl aurait beaucoup aimé. Mais Yuriy est vraiment très gentil donc je ne suis pas certaine que ce soit vrai. Peu importe, après tout, Wassyl s’en contrefiche.
Le cimetière est magnifique. Des arbres qu’on imagine centenaires, des pavés éliminés, de vieilles tombes, des mausolées sculptés, de bondissants écureuils des Carpates… Mais Wassyl est ailleurs, il est dans le carré des militaires tout au fond à droite, une petite esplanade sous les ailes d’une sculpture de l’archange Michel, chef de la milice des Anges. C’est dans cette zone qu’ont été inhumés les combattants de la guerre du Donbass, mais aussi ceux de cette Grande Guerre qui n’en finit pas. Et comme il n’y avait plus de place, à côté du cimetière, le champ de Mars est lui aussi envahi par des centaines de tombes fleuries et plantées de drapeaux, prêtes à accueillir les suivants, les autres Slipak. La vision est effrayante. Est-ce un trou sans fond dans lequel s'empilent les mortels?
Je suis de près Yuriy qui connaît par cœur le chemin, il vient chaque semaine voir son ami.
Voilà. Il est là. Le petit choriste, le jeune premier à la voix de fausset, l’étrange Pierrot, le colosse qui portait une vieille dame dans un bain d’eau de Volvic, l’Ukrainien surdoué des chœurs de l’Opéra de Paris, le fumeur invétéré, le stentor des soirées, l’homme qui ne savait pas s’arrêter. Il est là l’ami fidèle, l’amoureux passionné, le frère sur qui on peut compter, le haut-parleur des manifestations parisiennes, le cosaque, le volontaire du Donbass, Méphistophélès, le héros national:
Wassyl Slipak, 20 décembre 1974 - 29 juin 2016.
Sur sa tombe, contrairement à presque toutes les autres, il n’y a pas de photographie en médaillon. Je comprends qu’Orest n’ait pas choisi. Il aurait fallu fixer l’un des visages de Wassyl. Je dépose mes œillets. Et peut-être aussi ce récit, qui vient s’ajouter à tous les autres. Je crois que, ça y est, je l’ai compris. J’ai compris pourquoi on meurt pour sa patrie, comment pas à pas on s’engage corps et âme, sans jamais vraiment pouvoir revenir. Wassyl me l’a appris.
Nous restons un moment en silence. Le bruit du tram au loin, les oiseaux, les graviers qui crissent sous les pas des autres visiteurs, tout paraît normal pourtant, tout se bouscule dans ma tête: la guerre de Wassyl et celle d’aujourd’hui, dont la rage ne faiblit pas. La même guerre.
Si je perturbe ton trépas Wassyl, c’est donc pour les vivants. Tu es un émissaire pour conjurer l’oubli. Si tu nous empêches aujourd’hui de détourner les yeux et les oreilles, on pourra dire que tu n’auras jamais cessé de chanter.
C’est sur cet épisode que se clôt la série «Ténor de guerre». Merci pour votre lecture. Les 17 épisodes précédents sont ici.