Difficile de trouver destin plus romanesque que celui de la princesse Marie Bonaparte, dernière descendante de Napoléon et disciple de Freud, qui fut une pionnière de la psychanalyse en France. Cette femme d’une liberté absolue avait une obsession: le plaisir féminin et ses mécanismes. Se croyant frigide, elle a mesuré 200 sexes de femmes, avant de se faire elle-même opérer.
Cette fois, Marie Bonaparte pense avoir trouvé le secret. Nous sommes en 1924 à Paris, elle a 41 ans et une vie sexuelle qu’on pourrait qualifier de bien remplie. Son mari, le prince Georges de Grèce, qu’elle a épousé en 1907, est homosexuel et fréquente son propre oncle, Valdemar de Danemark. Elle-même, en femme libre, riche et sensuelle, multiplie les amants, de l’homme politique Aristide Briand au neurologue et psychanalyste américain Rudolph Lowenstein. Mais voilà: sa «normalité orgasmique», comme elle l’appelle, la désespère.
Marie Bonaparte aurait rêvé de faire des études de médecine mais ne reçoit qu’une éducation limitée, par des précepteurs à domicile. Elle parle pourtant trois langues dès l’âge de 7 ans, s’intéresse aux arts et aux sciences. Orpheline de sa mère, morte un mois après sa naissance, elle est élevée par sa redoutable grand-mère. C’est à sa famille maternelle et non aux Bonaparte qu’elle doit sa fortune colossale: son grand-père, François Blanc, fondateur du casino de Monte-Carlo et du palace L’Hôtel de Paris à Monaco. Sa curiosité intellectuelle, remarquable, est alimentée par son père, anthropologue, souvent absent.
«Son intérêt principal, c’est la sexualité de la femme, même si cela n’apparaît pas toujours dans ses écrits publiés. Ses propres questionnements sur la sexualité, elle en fait une quête scientifique», souligne l’historien Rémy Amouroux, professeur à l’Université de Lausanne et auteur d’une biographie sur Marie Bonaparte (Presses universitaires de Rennes, 2012). «Elle va créer autour d’elle un réseau de femmes avec qui elle travaille et c’est inédit parce que des travaux sur la sexualité, il y en a, mais leurs auteurs sont uniquement des hommes.»
Sa cousine Annie de Villeneuve est la première femme qu’elle mesure. Un jour, en comparant leurs anatomies respectives, Marie Bonaparte constate que chez sa cousine, deux centimètres séparent le méat urétral, l’orifice qui permet d’uriner, du gland du clitoris. Chez elle, c’est trois centimètres! Et si là se nichait la cause de son incapacité à jouir comme il faut? Mais, «deux observations ne suffisent pas. Il en faut d’autres», écrit cette graphomane, qui consignait tout. «Je vais donc trouver Mme Lobre, la gynécologue, pour qu’elle me permette de faire des observations dans sa consultation de l’hôpital.»
Et voici la princesse Bonaparte qui se lance dans la plus grande série de mesures sur le sexe féminin de son époque: 200 Parisiennes y passent, dont sans doute quelques membres du gotha. En 1924, sous le pseudonyme d’A.E. Narjani, elle publie ses travaux dans la revue Bruxelles-Médical. L’étude, intitulée «Considérations sur les causes anatomiques de la frigidité chez les femmes», se veut catégorique: c’est bien la distance entre le gland et le méat qui détermine la capacité de jouissance féminine, et le «seuil de la frigidité» se situe à 2,5 centimètres. Le nombre d’or.
Au-delà de cette distance, «le clitoris (est) situé trop loin du vagin pour que, dans le rapport normal, contact et plaisir puissent jamais être réalisés». Elle décrit ainsi la misère de ces «téléclitoridiennes», qui représenteraient 2 femmes sur 10: «même l’amant attentif, une fois trouvé, et ses caresses ‘avant, après ou même pendant’, achevant l’orgasme, ne satisfont jamais pleinement ces femmes. (...) [Elles] ont beau vouloir se convaincre parfois de leur parfait bonheur, parfait il n’est pas: elles restent, malgré toutes les caresses, toutes les tendresses, même comblant leur cœur, d’éternelles inassouvies par leur corps.»
Longtemps, il y a eu des doutes sur la réalité de cette étude. Comment Marie Bonaparte a-t-elle bien pu s’y prendre pour mesurer 200 vulves dans le Paris des années 20? Sans compter qu’elle les interroge de façon très précise sur leur sexualité et leur jouissance. Elle aurait d’ailleurs voulu signer son article scientifique «par une doctoresse» mais son grand amour Jean Troisier, médecin à l’Institut Pasteur, a refusé. Ils finissent par cosigner Narjani, nom de plume issu du sanskrit «nar» (homme) et «jani», femme.
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