Céline Martelet et Noé Pignède sont des journalistes spécialistes du Moyen-Orient, qui relatent leur voyage dans la Syrie libérée dans leurs carnets de route. Aujourd'hui, alors que beaucoup font la fine bouche dans les médias occidentaux, ils appellent à ne pas juger la Syrie avec un regard faussé par nos enjeux et nos obsessions.
«Le paradis, le paradis: c’est notre cher pays. Une terre pleine de bonté où même tes épreuves valent mieux que les privilèges d’ailleurs.»
Depuis le 8 décembre, ce chant enveloppe la place des Omeyyades à Damas. Tous les syriens le connaissent, il est devenu le symbole de leur lutte pour la liberté mais aussi de leur attachement viscéral à leur pays. Essayons d’imaginer une seconde l’émotion, le frisson de celles et ceux qui peuvent désormais le hurler dans la rue après 53 années passées sous le joug d’une des pires dictatures de l’histoire. Son refrain raconte à lui seul la révolution syrienne.
Une révolution née sur un mur de Deraa, le 16 février 2011. Ce jour-là, un groupe d’amis, avaient écrit sur le mur de leur école: «Ton tour arrive, docteur». Une simple phrase, naissance d’un espoir qui aura survécu plus de treize ans. Les gamins avaient raison: le tour du Dr Bachar el-Assad est finalement arrivé. Mais à quel prix? Face à cette guerre sans fin, même les ONG avaient fini par arrêter de décompter les victimes. Le compteur est resté bloqué à 500’000, comme si les suivants n’avaient plus d’importance.
La majorité de ces vies effacées sont celles de civils, victimes des bombardements aveugles de Bachar el-Assad et de son allié russe, évanouies dans l’indifférence d’un monde médiatique où une guerre en éclipse une autre.
C’est que le conflit syrien avait depuis longtemps lassé les responsables politiques internationaux. Dans les couloirs des chancelleries occidentales, on osait même évoquer la reprise des relations diplomatiques avec le tyran. Pour se défaire des réfugiés notamment, beaucoup étaient prêts à sauter le pas. En 2023, la Ligue arabe avait fini par réhabiliter Bachar el-Assad après 12 ans de bannissement – il posait tout sourire, sous les dorures saoudiennes. Récemment, le cynique Erdogan avait lui aussi tenté une main tendue. Le boucher redevenait fréquentable, au nom de la sacro-sainte realpolitik.
Mais le 8 décembre dernier, les rebelles et des groupes islamistes ont fracassé ce réel: le tyran est parti avec sa famille. Nous devrions tous nous réjouir pour la Syrie. Elle s’est libérée d’un monstre et de son clan, et il n’est pas l’heure de faire la fine bouche.
Le monde entier fait mine de découvrir ses ténèbres. Ces femmes, ces hommes qui ne parviennent même plus à parler, après des années passées dans les prisons du régime. Nous les avons vus cette semaine, à l’hôpital Ibn Al-Nasif près de Damas, et leur regard nous hantera, comme celui des rescapés des camps de concentration. Ce sont les Syriens qui sont allés seuls ouvrir ces abattoirs. Personne n’est venu les aider pour mettre fin à leur martyr.
Alors on s’inquiète beaucoup, dans les médias européens, de voir des hommes en treillis à l’arrière de pickups, qui crient «Allahou akbar» avec des kalachnikovs à la main. On l’a beaucoup dit, le nouvel homme fort du pays, Mohammed al-Joulani, est un ancien d’Al-Qaïda, passé par le djihad irakien. Dans la province d’Idlib, qu’il gouverne depuis quatre ans, c’est une doctrine très conservatrice qui s’applique. Ce sont des juges islamiques qui siègent dans les tribunaux. Il n’y pas de pluralisme, pas de liberté politique, les femmes ont l’obligation de se voiler. Pas d’élection.
Mais ne nous trompons pas: ce ne sont ni les talibans, ni Daech, qui ont renversé Bachar el-Assad. Dans la province d’Idlib, les femmes vont à l’école et les minorités, comme les Chrétiens, ne sont ni persécutées, ni soumises à l’impôt islamique. Joulani est un conservateur qui veut mettre en place un régime rigoriste, mais ce n’est pas – ce n’est plus – un djihadiste.
A quoi s’attendait-on? Les groupes armés syriens qui ont pris le pouvoir sont le résultat de 13 années d’une guerre sanglante et de l'inaction de la si mal-nommée «communauté internationale». Tant d’années d’horreurs, d'abandons et de sang versés ne peuvent pas déboucher en dix jours sur une démocratie libérale toute parée de roses blanches.
La Syrie d’aujourd’hui est plurielle et pleine d’espoir, elle se réveille à peine d’un joug dont on ne peut pas imaginer la cruauté, vue d’Europe. A défaut d’avoir soutenu son peuple qui manifestait pacifiquement en 2011, il est temps que les puissants de ce monde lui fasse enfin confiance. Les intérêts géopolitiques auront leur part. La Syrie ne se relèvera pas seule, les centaines de milliards de dollars nécessaires à sa reconstruction ne lui seront pas donnés par charité.
Mais il est temps que nous écoutions ce que ses citoyens ont à nous dire. Avant de se demander s’ils choisiront ce que nous appelons «démocratie», c’est leur soif d'humanité et d’ouverture qu’il faut entendre. Ils la crient en silence depuis treize ans, du fond des atroces prisons syriennes.