Négligé dans l’Antiquité, baptisé et célébré à la Renaissance, puis de nouveau bousculé au 19e avant de renaître dans toute sa gloire ces dernières années. Quel destin tumultueux que celui du clitoris! Il faut dire qu’un organe du plaisir, ce n’est pas banal. On retrace l’histoire de celui qui a longtemps été, pour les médecins et les anatomistes qui s’y sont penchés, un rébus entouré de mystère.

Lorsque j’ai confié l’interview de Helen O’Connell (voir épisode 2) à un logiciel de transcription automatique, le c-word avait disparu: par la grâce de l’IA, «the clitoris» était devenu «the pleasurist». Si même la machine le dit! Il faut dire qu’il est le seul organe entièrement dévolu au plaisir. Mais aussi étonnant que cela puisse paraître, le clitoris n’a pas toujours été reconnu comme source de plaisir. Et lorsque enfin, à la Renaissance, il est apprécié à sa juste valeur après avoir été relégué 1400 ans durant dans les limbes de la science anatomique, son nouveau statut est loin d’être acquis. Dès la fin du 19e siècle, le clitoris se voit retirer le droit de jouir en toute liberté. Pour cet organe, le plaisir est une fonction instable.

Dans l’histoire, le clitoris a toujours navigué entre deux extrêmes: soit méprisé, soit déifié. Un peu comme tout ce qui a trait au sexe féminin. Ainsi, au cœur du 19e siècle, les frères Goncourt brocardent dans leur journal «l’inassouvissement barbare de ces mégères révolutionnaires, qui pissent à con béant sur des cadavres des gens qu’elles ont égorgés». On sent que la connotation n’est pas tout à fait positive… A l’autre extrême, quand la série satirique South Park sort un film en 1999, elle plante le clitoris en divinité rose qui plane majestueusement dans le ciel et livre des prophéties héroïques avec un accent distingué.

Pour mettre de l’ordre dans cette histoire mouvementée, je suis allée voir Sylvie Chaperon, professeure à l’Université de Toulouse Jean Jaurès et spécialiste du sujet. Elle nous reçoit dans son appartement de la Ville rose, à deux pas de la place du Capitole. Confortablement installée dans son fauteuil rouge, elle nous retrace les tribulations du mal-aimé.

Le vagin-pénis-Polly Pocket

D’abord, un peu de contexte. Dans l’Antiquité, les médecins et philosophes grecs pensaient que le corps se développait sous l’effet de la chaleur. Chez la femme, dont le corps est perçu comme froid et humide, les organes génitaux sont restés à l’intérieur alors que chez l’homme, ils sont sortis à l’extérieur. «La femme est considérée comme un être humain inachevé, un homme raté», résume l’historienne Sylvie Chaperon. «Il y a une naturalisation de la hiérarchie de genre». Cette tradition perdurera au Moyen Age et à la Renaissance.

C’est ainsi qu’André Vésale (1514-1564), le plus grand anatomiste de la Renaissance, donne du sexe féminin une représentation… surprenante, qu’on peut admirer dans La fabrique du corps humain, son fameux traité de 1543. Entre la photographe Andi et moi, nous l’appelons le «vagin-pénis-Polly pocket»: le vagin est représenté comme un pénis en creux, qui aurait décidé de passer la marche arrière pour fouailler l’intérieur de l’abdomen. Au bout de cette galerie s’ouvre un utérus en forme de cœur. Aucun clitoris en vue.

Comment cet anatomiste de génie a-t-il pu voir ça? «Vésale va chercher dans le corps ce que décrit [le médecin grec antique] Galien. On ne voit ce que l’on voit que si l’on a un schéma mental pour le voir. C’est à travers une culture qu’on lit un corps», explique Sylvie Chaperon, qui en a vu d’autres. «Ce qui est assez amusant, c’est que Vésale est celui qui critique le plus Galien dans l’histoire anatomique. Il a peut-être raison pour d’autres organes, mais en ce qui concerne les organes sexuels, il reste prisonnier de la tradition.»

Cette tradition a encore des prolongements à l’époque contemporaine, quand le clitoris est pensé comme un analogue un peu atrophié du pénis – «analogue ou homologue ou quelque part entre les deux», se moque la philosophe américaine Nancy Tuana dans son célèbre article de 2004, «Coming to understand: orgasm and the epistemology of ignorance». Est-ce que leur origine embryologique commune justifie de ne pas s’intéresser au clitoris en tant que tel? Explicite ou non, c’est une posture qui a longtemps prévalu.

Les organes sexuels et reproducteurs féminins tels que représentés par l’anatomiste français André Vésale dans son célèbre ouvrage De humani corporis fabrica libri septem (1543). | Centre d’études supérieures de la Renaissance, Tours

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