Depuis des années, le passage en Syrie devait se faire à la sauvette pour les journalistes. Rien n’est plus simple aujourd’hui, et c’est d’un radieux «Welcome to Free Syria» que notre correspondante est accueillie à Damas, où règne une atmosphère de grande liesse combinée à une profonde incertitude.
Personne ne nous a demandé nos noms, ni même jeté un rapide coup d'œil sur nos passeports. Entassés à l’arrière d’un taxi défoncé, presque aussi vieux que la dictature des Assad, il nous a suffi de dire «journalistes» pour franchir la frontière syrienne.
Le gardien, un vieil homme au treillis usé, kalachnikov en bandoulière, nous a simplement lancé un «bienvenue» avec un immense sourire. Un peu plus loin, un autre insurgé, promu garde-frontière en quelques jours, arrête notre chauffeur pour l’embrasser sur le front. Perché sur le toit du check-point, un jeune arrache une banderole avec le portrait de Bachar el-Assad. Quelques drapeaux du régime en lambeaux flottent encore au vent.
Nous voilà donc dans une nouvelle Syrie. Une Syrie qui, après plus de 13 années de guerre, a renversé le pire boucher du 21e siècle. Un demi-million de victimes au moins, auxquelles s’ajouteront des milliers de disparus, que les Syriens découvrent chaque jour dans des morgues et des charniers.
Dès mes premiers pas dans le pays, je cherche un mot pour décrire l’atmosphère qui règne. Je n’en trouve pas. L’euphorie? Trop faible. Le chaos? Pas vraiment. Un joyeux bordel? Il y a de ça! Sur le bord de la route qui mène à la frontière, des véhicules militaires ont été abandonnés. Des uniformes de l’armée syrienne jonchent les caniveaux.
Le 8 décembre dernier, après la prise de Damas, les hommes de Bachar el-Assad ont fui leurs casernes et abandonné derrière eux des milliers d’armes et de munitions. La plupart étaient des conscrits, contraints de servir le «boucher» sous peine d’être jetés en prison. Ils ont immédiatement été amnistiés par les rebelles.
Sarah, la jeune Syrienne qui sera notre guide, nous attend sur le parking d’un restaurant fermé. «Welcome to free Syria!», lance-t-elle, avec son inaltérable accent britannique. Sarah a les traits tirés et les yeux brillants. Mais aujourd’hui, ce n’est plus la peur des bombardements du régime, mais bien la joie qui l’empêche de trouver le sommeil.
Elle nous présente Anwar, le chauffeur, barbe bien taillée, la trentaine. C’est lui qui prend le volant pour faire route vers la capitale. A mes pieds, collée contre le levier de vitesse, sa kalachnikov. Je tente d’expliquer gentiment qu’en tant que journalistes, on ne peut pas se déplacer avec une arme. Anwar n’est pas facile à convaincre: «Vous savez, c’est dangereux en ce moment, je l’ai pris pour votre sécurité», assure-t-il. «Mais si vous êtes prêts à prendre le risque, je la laisserai à l’hôtel», finit-il par abdiquer.
Et quel hôtel! Sara nous fait descendre dans un palace, ancien symbole de la dictature. Détenu par l’ancienne première dame, Asma el-Assad, via un montage de sociétés-écrans, le cinq étoiles a été repris en main par les rebelles. Sous les lustres à pampilles en cristal, des combattants en uniformes, des humanitaires, et sûrement quelques espions. Des concierges en costumes trois-pièces se hâtent pour récupérer nos valises poussiéreuses.
Le directeur de l’hôtel nous accueille, le regard fuyant, encadré par les nouveaux maitres des lieux. Quelques hommes d’affaires discutent à voix basse, enveloppés par les volutes des fumées de cigarette. Loin de l’exaltation populaire qui envahit toujours les rues de Damas, les visages semblent empreints d’une certaine inquiétude. Alors qu’un monde vient de s’effondrer, c’est peut-être ici que se dessine déjà la Syrie d’après.