Après avoir subi le joug de Daech, Nour travaille à la réinsertion de femmes de djihadistes morts ou en prison. Celles-là mêmes qui s’installaient dans les maisons pillées des Raqqaouis et mettaient leurs ventres, puis leurs enfants, au service de l’Etat islamique. C’est le prix à payer pour espérer construire un avenir commun. Envers et contre tout.
«On passe te chercher vers 19h, soit prête à l’entrée ton hôtel». L’ordre est précis. Ce soir d’avril, Nour et ses amis organisent un spectacle de rue pour les enfants de Raqqa. Ils arrivent à l’heure, surexcités. Dans la voiture, il y a Faris et Oussama, deux frères qui comme Nour ont décidé de rester dans la ville où ils sont nés. Je les surnomme «les gentils organisateurs» mais ils sont surtout nos anges gardiens, nos guides, pour organiser nos reportages dans cette zone de la Syrie encore très instable. Faris et Oussama ont créé une ONG avec un seul but: ramener un peu d’espoir. Ils l’ont appelée Balloon.
Arrivée sur une petite place où les enfants attendent avec impatience le spectacle, je perds de vue le trio. Soudain, un Minion, ce personnage jaune et bleu de dessin animé, sort de nulle part et fait la ronde, une dizaine d’enfants à sa suite. C’est Oussama qui se cache sous ce costume, je le reconnais à son rire. Personne ne rit comme lui! Un rire aigu qui ne semble jamais pouvoir s’arrêter quand il commence. Il tient à bout de bras des ballons jaunes et bleus. Inlassablement, il répète «Allez on s'accroche!».
Comme Nour, Oussama n’a pas quitté Raqqa lorsque Daech en a pris le contrôle. Terrorisé par ces djihadistes étrangers si violents et imprévisibles, il est resté enfermé chez lui. Pour calmer ses angoisses, il s’est réfugié dans la nourriture. En quelques mois, il a grossi et dépassé les 100 kilos, ce qui a bien failli le tuer. Lorsque l’organisation terroriste a quitté sa ville, le jeune homme est ressorti de chez lui. Comme si sa vie reprenait là où elle s’était arrêtée, il est retourné à la salle de sports et en quelques mois, a retrouvé «son poids d’avant Daech».
Installé sur les marches d’une boutique de robes de mariées, Nour et son ami Faris s’occupent de la musique. Dans la foule, un petit garçon aux chaussures sales et bien trop grandes pour lui attire mon regard. Il tient le t-shirt de sa sœur, a l’air perdu au milieu de tout ce vacarme, mais il sourit, les yeux écarquillés. Nour ne le lâche pas des yeux: «Il est si mignon!»
Des enfants présents à cette fête vivent encore dans les décombres de leurs maisons. Beaucoup ne vont pas à l’école. Certains sont obligés de travailler: ils font les poubelles à la recherche de plastique recyclable à vendre, pour moins de 1 dollar par jour. Ces petites filles et ces petits garçons, qui n’ont connu que la guerre, grandissent dans une ville encore recouverte d’une épaisse poussière grise. Celle qui s’échappe des immeubles détruits par les frappes aériennes de Coalition internationale. L’Etat Islamique a volé la jeunesse de Nour; la guerre leur a volé leur enfance, leur insouciance.
C’est pour eux qu’Oussama danse, chante et fait le clown. «Les filles et les garçons d’ici souffrent depuis trop longtemps. Ils ont besoin de s’amuser comme partout dans le monde. Le régime Assad, les hommes de Daech… je les ai tous vus. On doit rester, pour aider ceux qui n’ont pas le choix de quitter la ville. Il nous faut plus de soutien pour les aider parce que sinon un jour ces enfants vont rejoindre ceux qui leur offriront une place dans un groupe armé.»
En février dernier, l’ONU parlait d’un «risque de résurgence» de Daech. Interpol prévient également: «Daech excelle à exploiter toute faiblesse ou lacune du paysage sécuritaire» et met en garde contre la faculté de l’organisation islamiste à «manipuler les récits et exercer une attraction sur les plus jeunes.» Malgré cette perspective, les grandes organisations internationales ont pour la plupart déserté Raqqa, et les ONG syriennes ont le plus grand mal à décrocher des financements pour reconstruire. Les bâtiments comme les esprits.
La ville de Raqqa est en train de devenir également un immense camp de déplacés. Aux familles qui quittent les zones du régime depuis un an, s’ajoutent ces derniers jours celles qui fuient l’avancée des rebelles et des islamistes autour d’Alep. Elles ont peur des combats au sol mais surtout de la riposte aérienne de l’aviation russe, principal allié de Bashar el-Assad.
Les habitants de Raqqa ne sont pas tous opposés à Daech, beaucoup d’hommes ont pris les armes aux côtés des djihadistes. En échange, ils leur ont promis le pouvoir. Des femmes de Raqqa ont épousé des étrangers. Ils les ont installées dans les plus belles maisons, les plus beaux appartements, volés aux opposants qui ont dû fuir la ville en quelques heures.
Un jeune Syrien réfugié en France m’a longuement raconté comment il a dû abandonner sa maison familiale en n’emportant que quelques vêtements et ses tasses de café préférées. Son père lui parle encore aujourd’hui du citronnier qu’il avait planté dans le jardin. A des milliers kilomètres désormais de sa terre natale, il se demande si cet arbre a survécu.
Ces Syriennes de Daech, Nour les déteste. Elle me l’a souvent répété. Ces trois dernières années, près de 1800 femmes, épouses ou veuves de jihadistes, sont revenues à Raqqa. La grande majorité a été libérée de l’immense camp d’Al-Hol où elles étaient détenues par les Forces démocratiques syriennes (FDS, à majorité kurde) depuis 2019, après la chute territoriale de l’Etat Islamique. Nour les croise souvent dans la rue. Elle hait leur façon de parler, de marcher, leur en veut d’avoir adhéré à une idéologie qui a plongé une partie de la Syrie en enfer.
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