Le voyage dont est issu le film «Riverboom» se poursuit sur les pistes boueuses du nord-ouest de l'Afghanistan. Il traverse, justement, la fameuse rivière Boum en crue. Et pourtant, c'est la sécheresse des dernières années qui préoccupe les Afghans. En ce printemps 2002, ils tentent de curer les canaux pour irriguer leurs terres. Les plus riches, comme toujours, s'en sortent mieux. On croise aussi un mendiant qui a le culot de refuser la fausse monnaie.
Vent fort et ciel bas, on sent la pluie. Qablei Rahmani s'en réjouit. C'est un mirab, un maître de l'eau. Le métier consiste à partager entre les 1270 propriétaires terriens de son village de Joiganjeh l'eau qu'un canal six fois centenaire prélève à la rivière Murgab, laquelle s'écoule des flans de l'Hindou-Kouch au Turkménistan. Sauf que si Qablei Rahmani et la dizaine d'autres maîtres de l'eau de la région font bien leur travail, il ne devrait pas rester grand-chose pour irriguer les Turkmènes.
Ce matin, il inspecte les travaux de nettoyage de son canal. Quatre cents ouvriers creusent sur trois kilomètres les alluvions de la saison précédente, afin que l'eau parvienne à l'intérieur des terres.
Et pour cause: après quatre ans de sécheresse, toutes les vaches de la région ont dû être mangées ou vendues. Cela oblige les paysans à labourer à la main. Ils n'ont plus assez de force pour creuser le canal. La troupe hétéroclite qui s'acharne avec de petites pelles au fond du canal est fournie par les propriétaires terriens, en proportion du nombre d'hectares à irriguer qu'ils possèdent. Les travaux sont conduits par le mirab qui doit se donner de la peine, s'il veut être réélu l'an prochain par ses paysans. Son engagement pour la communauté est rétribué à la récolte, dont il reçoit une petite part. Avec les autres mirab de la région, il forme un conseil qui se choisit un mirab bachi, chef des maîtres de l'eau, lequel tranche les conflits pouvant survenir entre villages et canaux. En apparence, le système semble plutôt démocratique…
La réalité est plus cruelle. A Bala-Murgab, elle distingue quatre catégories d'hommes. Une poignée de gros propriétaires ayant mis la main sur 60% des terres, les meilleures, situées au début du canal. Ils pèsent d'un poids décisif sur l'élection du mirab, vu leur influence sur la seconde catégorie, les métayers, à qui ils louent quelques lopins en empochant la moitié de la récolte. Viennent ensuite les petits propriétaires qui doivent s'acharner sur une ou deux acres pour manger et surtout les pas-propriétaires-du-tout, une main d'œuvre corvéable à merci. Ces sans-terre ne sont pas comptés dans les statistiques des mirab, alors qu'ils représentent jusqu'à la moitié de la population des villages.
Du coup, quatre années de sécheresse n'ont pas frappé tout le monde avec la même brutalité. Les terres des riches, proches de la rivière où coulait encore un filet d'eau, ont reçu un minimum d'irrigation. Les gros propriétaires ont exigé que les maîtres de l'eau bloquent la Murgab en aval (provoquant presque un conflit avec le Turkménistan) et ne creusent pas trop les canaux, afin que l'eau ne parvienne pas jusqu'aux terres brûlées des petits propriétaires, lesquels ont dû s'enfuir à Hérat, dans les camps de déplacés. Les métayers, sous pression, ont dû accomplir les tâches des sans-terre, lesquels ont aussi pris la route d'Hérat ou, s'ils n'avaient pas l'argent pour le voyage, sont morts sur place, comme le prouvent une série de tombes récentes au cimetière.
Et ce printemps, la pluie qui tombe maintenant en abondance sur les travaux du canal de Joiganjeh ne va pas se montrer plus démocratique. Les riches ont réussi à maintenir en vie le bétail des labours. Leur récolte sera si bonne qu'ils ont déjà commencé à faire pression sur les prix. Les autres, contraints de labourer à la main, vont devoir continuer à s'endetter, à moins qu'ils ne vendent leur champ, à vil prix.
Parce qu'elle est lente, la route afghane est un monde en soi. Elle abrite et nourrit tout un petit peuple de nomades, de bandits, de prétendus cantonniers, de voyageurs perdus avec ou sans leur âne, de vendeurs de rhubarbe sauvage et, bien sûr, de mendiants. Abdul Karim Baran officie à la sortie de Bala-Murgab. Il a une barbe blanche, un trou creusé dans la terre pour s'abriter et un certain sens de la formule.
Une voiture s'arrête, la fenêtre s'ouvre, une main tend quelques billets.
La piste arrosée de pluie sinue depuis longtemps le long de la rivière Boum («la chouette»), la traversant à la hussarde tous les cinq virages, de l'eau au milieu des portières. Et puis soudain, deux heures avant la nuit, c’est la vague. Les eaux montent d'un mètre en quelques secondes, charriant avec fureur troncs et rochers. Nous voilà bloqués sur une étroite bordure. Impossible d'avancer: la traversée serait mortelle. Impossible de reculer: la piste est aussi coupée quelques centaines de mètres plus bas. Il reste une bouteille de coca russe et une miche de pain pour cinq voyageurs condamnés à passer la nuit dans cette jeep battue par la pluie, immobilisée à mi-distance d'une rivière grondante qui pourrait bien continuer de monter et d'une falaise vertigineuse d’où dégringolent de temps à autre d'effarants monolithes.
Deux solutions:
Tout premier abo comprend un mois d’essai gratuit, que vous pouvez interrompre à tout moment (même si nous serions enchantés que vous restiez!).
Si vous connaissez un abonné, cette personne peut vous offrir gratuitement nos articles, grâce à l’icône «cadeau» qui figure en haut, près de la signature.
Une autre voiture partage notre infortune. C'est celle de Mohammad Naim, un petit commandant tadjik qui, fortune faite à piller les villages pachtounes du nord de la province de Badghis, brûle de rentrer à Hérat. Il transporte son butin en tapis et en espèces ainsi qu'un gros mouton pour festoyer avec les siens, sans oublier un petit arsenal qui nous incite à lui prêter, main sur le cœur, une couverture pour la nuit. Le mouton devrait pourtant lui tenir chaud. Il dormira sur la banquette arrière au lieu d'être attaché dehors, parce que l'endroit est infesté de loups!
Une série de coups de feu juste après l'aube nous tire d'un sommeil déjà bien contrarié.
Voir plus