Après un premier séjour dans le Donbass en 2015, Wassyl rentre à Paris pour mettre de l’argent de côté. Ses amis sont médusés de le voir revenir métamorphosé. Le chanteur d’opéra surdoué mais inconstant, l'amoureux excessif, l'homme exalté qui en faisait toujours trop, semble enfin avoir trouvé une cause à sa mesure.
Année 2015. La soirée est douce, l’été débute à peine. A mesure que la nuit avance, le grondement des rames de train s’espace. Les voies sont là-haut, après le viaduc. La petite gare de La Frette-sur-Seine est presque déserte à cette heure-ci. Quelques voitures passent. Le temps est ralenti, suspendu. On distingue les bribes de conversations des jardins voisins de part et d’autre des coteaux. Sur la terrasse de la maison, on discute, on rit, on parle un peu boulot, pas trop.
Evgueni et Macha ont invité une petite dizaine de personnes ce soir. Evgueni Galperine est compositeur de musiques de film d’origine russe et ukrainienne. Il est un des amis les plus proches de Wassyl, ils se connaissent depuis une quinzaine d’années et vivent ensemble. Evgueni lui loue le rez-de-chaussée de cette maison du Val-d'Oise, en région parisienne.
Sur la terrasse, le chanteur n’est pas là ce soir. Il est parti le 5 juin dernier pour le front dans le Donbass, cette région de l’Est de l’Ukraine que les Russes ont noyautée et qu’ils veulent intégrer à leur territoire. Evgueni n’a pas eu beaucoup de nouvelles de Wassyl depuis: quelques messages, rien de plus. Il est inquiet mais le montre peu.
Côtelettes et saucisses sont terminées. Autour de la table sont présents: Juliette, monteuse de films, avec son compagnon, Olivier, qui travaille dans la publicité, avec son épouse, Sacha, frère d’Evgueni et lui aussi compositeur, une comédienne connue dont il ne faut pas dire le nom… Tout le monde est plus ou moins dans le milieu du cinéma. Les assiettes à dessert maculées patientent en attendant qu’on débarrasse la table. La lumière décline et les voix se feutrent.
Il est 22h30 passées quand un vacarme vient briser l’atmosphère. Schling, schling, schling. Des bruits lourds, métalliques, réguliers se rapprochent de la tablée. Les regards se figent et les têtes se tournent vers le long escalier qui monte depuis la rue en contrebas. Schling, schling, schling. La volée de marches semble interminable. Enfin, il apparaît. La mèche de cosaque tombante, la tenue militaire fatiguée, avec dans chaque main une lourde valise à roulettes qui fait un boucan de tous les diables. Wassyl est revenu. Evgueni Galperine se lève de table et tombe dans les bras de son ami.
«C'était une vision hallucinante. Ce mec, une espèce de montagne, un colosse, rasé sur les côtés, avec cette mèche, qui débarque dans la nuit, deux énormes valises à bout de bras. Mais qu'est-ce que c'était que ce bordel ? Il y a eu une espèce de vide, de silence pendant qu’ils s’embrassaient avec Evgueni. En fait, Wassyl rentrait chez lui, tout simplement.» Olivier Rogers, l’un des convives, se souvient du retour du combattant comme d’une scène de film. C’est d’ailleurs assez cocasse puisque, ce soir-là, la petite assemblée est composée d’artisans de la fiction, de faiseurs de chimères. Pourtant tous sont abasourdis. La réalité est venue percuter, provoquer même, la fiction.
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