Notre grand tour d’Afghanistan en 2002, que raconte aussi le film Riverboom de Claude Baechtold, aborde ici une des régions les plus reculées et dangereuses du pays: la piste qui relie Mazar-e Charif à Hérat. Parce qu’il resterait des talibans embusqués dans certaines vallées, les organisations humanitaires ont pour consigne de ne pas l’emprunter. On tombe pourtant sur quelques perles, comme un témoignage bouleversant de l’amour à l’afghane, non loin du fief du sinistre commandant Fatoullah dont personne en Occident n’a encore entendu parler. Et pour cause: l’Afghanistan regorge de ces chefs inconnus qui, à l’échelle du village ou de la vallée qu’ils contrôlent, ont hérité de la cruauté et de la fourberie des grands despotes orientaux.
Peu après Meimaneh, à l'entrée d'un village, des taches rouge vif troublent la monotonie du paysage que se partagent depuis longtemps les collines vertes et la terre jaune de la piste ou des maisons. Il faut s'approcher: non, ce ne sont pas des fleurs, mais des fillettes en robe écarlate qui hurlent en plein air leurs récitations scolaires. L'opération «retour à l'école» lancée au nouvel an afghan le 21 mars par l'Unicef, se déroule le plus souvent sans école. Sur les cinquante-deux centres scolaires du district, seuls onze sont en dur. Ici, à Arab Arzaï, les talibans ont détruit les deux classes, alors quatre cents gamins sont assis dans les prés, par groupes de trente.
Filles et garçons viennent à pied d'une dizaine de villages alentours. La moitié seulement ont reçu le livre publié par l'Unicef, mais aucun n'a de cahier ni de crayon. Alors le cours ne consiste qu'à répéter en chœur les indications du bouquin.
Deux gros tas de pierres, séparés de quelques mètres, au milieu de la route, juste après le passage d'un col.
Ah bon, pas des martyrs? Depuis Kaboul, les bords de route sont ponctués de tombes où flottent les drapeaux verts de l'islam. Inflation absolue des shahid (martyrs), tombés pour Dieu ou leur patrie. Après le djihad contre les soviétiques, toutes les morts sont héroïques, même les accidents de la route.
Il croit savoir qu'au début du règne de Zaher Shah, dans les années 1930, deux jeunes gens que leurs parents empêchaient de s'aimer sont venus là pour mourir d'amour.
A Kaysar, on nous contera une histoire plus sophistiquée. Cela se serait passé il y a des siècles. Un jeune homme de Balkh et une jeune fille d'Hérat auraient rêvé l'un de l'autre sans se connaître, auraient marché des jours et des nuits comme des somnambules et, s'apercevant enfin sur la route, seraient morts sur le coup, foudroyés d'amour. Mais plus personne ne se souvient de leurs noms et surtout, depuis l'invasion soviétique, plus personne n'est allé fleurir leur tombe. Pour l'heure, le chauffeur engouffre une cassette dans le lecteur, c'est Ahmad Zaher, le crooner afghan:
«Je ne peux oublier l'amour de ton cœur / tu danses dans mon esprit avec tant de grâce / j'ai besoin d'un baiser de toi ou je meurs.»
Fatoullah Khan, seigneur de la guerre et roi des menteurs, se tient, glacial, dans la maison en ruine qui lui sert de Kommandantur. Il fait entrer sans plaisir les étrangers, leur broie la main et pose sur eux des yeux menaçants en attendant les questions. Pour essayer de le mettre à l'aise, laissons-le évoquer les atrocités commises par les talibans.
Ce fut une période très dure, raconte celui qui règne sur toute la région de Kaysar. Les gens n'avaient même pas le droit de transporter leurs femmes. Les talibans ont déporté à Kandahar une cinquantaine de jeunes filles. Nous avons envoyé quelqu'un les chercher, il est revenu bredouille. Maintenant, la population nous soutient pleinement, elle est très heureuse sous la tutelle du général Dostom. Les talibans punissaient aussi les hommes, en leur faisant quelque chose au pénis, euh, une coupe.
Vous voulez dire qu'ils leur coupaient le pénis?
Enfin… ils les battaient sous les pieds avec des câbles, ce qui a pour effet de désactiver le pénis, précise le commandant avec un hochement d'expert. Mon médecin personnel a vu une cinquantaine de cas.
Cela se soigne?
Il a donné un traitement pour les rassurer, mais c'est incurable. Vous savez, il y a ces petites cellules dans le pénis. Eh bien elles sont mortes. Cela ne marche plus.
Il est ensuite question d'un ancien commandant taliban, Mirza Kur. Il se serait retiré le long de la frontière turkmène avec une centaine d'hommes, fondus dans une tribu de nomades pachtounes qui font paître là leurs bêtes.
Il a des relais au Pakistan et conspire contre nous en disant que nous pillons des villages. Du pur mensonge.
Depuis combien de temps êtes-vous partisan de Dostom?
Depuis toujours. C'est un grand homme. Tout ce qu'il pense, nous le pensons. Tout ce qu'il dit, nous le disons.
Quel a été votre parcours?
J'ai commencé à me battre à 15 ans, en 1980, et je n'ai jamais cessé. A dix-neuf ans, j'étais déjà commandant. Ma culture est celle d'un moudjahidin de la montagne. Je dirige maintenant un millier d'hommes en armes, dont 300 cavaliers.
Quelle est la situation alimentaire dans les régions que vous contrôlez?
Très mauvaise. Il y a des gens qui ne trouvent pas la miche de pain pour calmer leur estomac et passer la nuit. Nous sommes très heureux de l'aide des Nations unies mais elle ne profite qu'à 30% de la population.
Des projets de développement?
Il y a quelque temps, des officiels sont venus de Kaboul pour étudier un barrage dans la vallée de Borakhan, à trois heures de cheval d'ici. Ce sera financé par des organisations internationales.
Comment envisagez-vous votre avenir professionnel?
Je me présenterai aux élections, qui seront libres et démocratiques. J’espère que le roi Zaher va revenir et je me tiens prêt à lui obéir.
* * *
Pour connaître la vérité, dans une petite ville comme Kaysar, il suffit de semer l'espion que le commandant Fatoullah a chargé de nous suivre. Alors n'importe quel marchand du bazar, une grande place circulaire traversée par un canal d'irrigation, peut raconter toute l'histoire. Que voici.
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En vérité, Fatoullah Khan se battait à Taher sous l'étendard du Jamiat (parti tadjik) jusqu'à ce qu'une grosse somme d'argent du Jumbesh (parti ouzbek) lui fasse rallier le camp de Dostom au printemps 2001. Il s'est lancé dans la carrière des armes à 25 ans, grâce à un mariage avec la fille du commandant Rauf Sauri, un affidé d'Ismail Khan (Jamiat). La somme nécessaire à ce mariage considérable a été gagnée en Iran, où Fatoullah fut jardinier jusqu'en 1990 dans le village de Damavand, au nord-est de Téhéran. Il a laissé là le souvenir d'un malfaiteur et d'un pervers, abusant sexuellement des jeunes travailleurs clandestins. Fatoullah est illettré, même s'il porte pour la frime des stylos à la poche de sa chemise.
Sa cruauté, dans les régions qu'il a tenues au fil des combats, fut exemplaire.
L'histoire la plus connue à Kaysar est celle d'un homme riche ayant causé par accident la mort d'un de ses fermiers. Fatoullah Khan lui a promis l'impunité, contre 160 kilos d'afghani, la monnaie afghane (environ 1400 dollars). L'homme a payé, mais Fatoullah l'a ensuite assassiné ainsi que son fils, avant de s'emparer de son bétail.
Les combats firent sa fortune. En 1995, il prit pour seconde épouse la fille du gouverneur de Kaysar, Mohammad Forough, avec lequel il est désormais associé. La transition d'une économie de guerre (consistant à piller les villages «ennemis» et à rançonner les villages «amis» en échange d'une improbable protection) à une économie de paix est un défi majeur pour les commandants afghans. Fatoullah ne s'en sort pas trop mal. D'abord, sous prétexte de les désarmer, il a réclamé entre 10 et 60 millions d'afghanis (de 350 à 2100 dollars) à chaque village pachtoune, tous accusés de complicité avec les talibans.
Ces ressources se tarissaient quand sont miraculeusement arrivés fin mars les officiels de Kaboul, avec leur projet de barrage. Fatoullah a aussitôt réclamé 20 millions d'afghanis (700 dollars) à chacun des 160 villages de la région, pour financer une seconde fois un projet… entièrement pris en charge par la communauté internationale.
Quant au blé de l'ONU, selon les statistiques d'Acted, organisation humanitaire française qui est chargée de le distribuer, il parvient à 90% des familles de la région. Sauf que les hommes de Fatoullah s'emploient à le récupérer par la force après la distribution.
La piste défoncée se faufile entre les collines vertes de l'éphémère printemps afghan, striées de coquelicots et de violettes. Pas trace des talibans, dont tout le monde dit qu'ils rançonnent les voyageurs à partir de la vallée de Gardan Burida (les «nuques coupées»). Cinq heures pour 80 kilomètres: la jeep ne fait pas beaucoup mieux que cet âne efflanqué qui trimballe un vieil homme en turban. Les villages se suivent le long de la rivière; la plupart sont peuplés de Pachtounes et portent le nom de leur jour de marché. Juste après Charchambé (mercredi), Au-Gormak s'élève sur la droite. Les enfants, hauts comme trois pommes mais déjà des allures de dignitaires, nous conduisent à la salle des anciens, une cahute de terre et de paille. Là, l'assemblée, assise sur de vieilles couvertures, salue cérémonieusement l'arrivée des étrangers et leur fait de la place près de la fenêtre qu'obscurcissent immédiatement les têtes ébouriffées des bambins agglutinés à l'extérieur.
Hadji Bazgel, chef de ce village de 1250 familles pachtounes, sourit tristement et sort de sa poche de chemise une directive récemment arrivée de Qala-e Now, la capitale provinciale. Il lit à haute voix. «Suite aux protestations de notre chère population, nous informons tous les groupes armés du nord de l'Afghanistan, et surtout ceux de la région de Gormak, que les villages ne doivent pas être pillés et que les forces non identifiées n'ont pas le droit de voler du bétail. Si cela recommence, nous punirons ces groupes armés en accord avec nos règles de gouvernement».
Signé: Gol Mohammad Khan, gouverneur du Badghis.
Puis Hadji Bazgel reprend l'histoire au début.
Hadji Bazgel a les larmes aux yeux. Sa propre femme a été violée.
Plus loin sur la route de Bala-Murgab, à la même période, le village de Khame-Sefid (moisson blanche), peuplé de pachtounes de la tribu des Jamalzai, a aussi vu débarquer des guerriers, mais il s'agissait de Tadjiks se réclamant d'Ismail Khan. En attendant que soit réuni l'équivalent de 10’000 dollars, ils ont voulu que des moutons soient sacrifiés pour un festin. Le village s'est exécuté. A la fin du repas, ils ont souhaité être divertis par des musiciens. Le village s'est exécuté. Et puis ils ont demandé que des femmes dansent pour eux. Le village s'est révolté. Après une intense fusillade, des renforts tadjiks sont arrivés, il y a eu beaucoup de morts, tout est rentré dans l'ordre et l'amende a été doublée.
Les opérations de pillage se déroulent au rythme de la rotation des petits commandants. Chaque deux ou trois mois, ils échangent leur zone de contrôle et prétendent aussitôt désarmer les villages qui tombent ainsi sous leur coupe. Devant le peu d'armes qui leur sont remises, ils prélèvent des amendes et volent du bétail. Les auteurs de ces exactions sont nés avec la guerre, ils sont illettrés et ne connaissent d'autre gagne-pain que leur kalachnikov.