En Ukraine, Wassyl Slipak, le chanteur d’opéra revenu de Paris pour combattre les Russes, est vite devenu une petite célébrité. Il a livré plusieurs interviews télévisées, à l’époque où les médias d'Europe parlent de guerre dans le Donbass, et ceux d'Ukraine d'opération antiterroriste. Dans l’une d’entre elles, il livre sa vision du patriotisme et des motifs qui l'ont conduit à quitter les planches pour les tranchées.
Je vous ai caché quelque chose. Si pour ma part, je n’ai pas pu demander à Wassyl pourquoi il était parti prendre part au combat en 2015, d’autres l’ont fait. Lors de ses voyages, notre chanteur-soldat a donné des interviews ici et là. Sur des plateaux télé ou même directement dans les tranchées. Les journalistes ukrainiens étaient eux aussi intéressés par cet artiste lyrique qui quittait le confort et la France pour le Donbass et le danger. Le sujet était original et avec un peu de chance, Wassyl allait chanter face aux caméras. Belles images garanties. Lui qui n’avait jamais été connu dans son pays a commencé à devenir une petite célébrité.
Parmi les entretiens qu’il a accordés, j’en ai choisi un qui dit bien son état d’esprit lors des premiers jours au front. La vidéo est diffusée le 18 juin 2015, presque un an jour pour jour avant sa mort. Wassyl est de retour à Kyiv après avoir vécu sa première expérience militaire. Il est dans les studios de la chaîne télévisée Hromadske, interviewé par la journaliste Anastasia Stanko, l’une des fondatrices de ce média indépendant créé en 2013. Lui est en uniforme militaire, sa casquette est posée sur la table, son bouc bien taillé. Son tchoub de cosaque – la fameuse mèche sur crâne rasé – vient parfois frôler son œil gauche, ses mains promènent le verre d’eau devant lui. L’ambiance est plutôt détendue.
Anastasia Stanko commence.
Et maintenant on passe à l’entretien avec Wassyl Slipak, chanteur d’opéra mais aussi combattant dans l’opération antiterroriste qui a lieu dans l’Est de l’Ukraine. Et oui, c’est improbable mais c’est la réalité. Bonsoir à vous.
Bonsoir.
Racontez-nous, comment se fait-il que vous viviez une vie pareille?
Ca nous arrive à tous, pas seulement à moi….
D’accord, mais vous, vous étiez à Paris, vous avez chanté à l’Opéra et un jour, vous décidez d’intégrer le corps des volontaires ukrainiens?
Je suis dans le 7e bataillon du Corps des volontaires ukrainiens, mais j’aurais pu être dans un autre. C’est juste que dans notre petit cercle à Paris, notre association Fraternité ukrainienne, on a commencé à aider des combattants au front. Et parmi eux, ceux du 7e bataillon. Nous sommes devenus amis, on communiquait très souvent et on a appris qu’ils étaient encerclés. J’étais prêt moralement depuis longtemps alors je me suis décidé vite.
C’est-à-dire que vous avez acheté un billet d’avion pour Kyiv et que vous êtes ensuite parti au front?
Ah non, j’y suis allé directement! Vous savez, près d’une station de métro à Paris, il y a des véhicules qui partent chaque semaine pour l’Ukraine et transportent des colis réunis par les Ukrainiens de France pour les envoyer au front. Un de ses bus m’a pris comme passager – enfin, on était deux. On est arrivés à Tchernivtsi, et par Khmelnytskyï, je suis venu au front. Mais je ne veux pas piéger les gars du 7e Bataillon alors disons que l’on n’est pas vraiment au front. Après tout le front est partout, dans chaque ville de l’Ukraine.
Je crois que nous allons sans le vouloir vous piéger, car le reportage de Vitaliy Grinev sur les participants de l’opération antiterroriste sortira samedi.
Bon… mais ce reportage pourrait se passer à Lviv ou dans les Carpates… Car nous on ne peut pas dire où nous sommes basés précisément.
Disons dans la zone de l’opération antiterroriste, en tout cas.
Oui, la zone de l’OAT, mais pour moi, cette zone en danger, c’est toute l’Ukraine.
Si vous le dites, d’accord. Est-ce que vous chantez des chansons pour les combattants du 7e bataillon?
Oui, bien sûr. Mais je voudrais d’abord dire qu’il faut comprendre que tout le monde a peur, il ne s’agit pas là d’héroïsme. Et là, je m’adresse surtout à tous les hommes de 18 à 50 ans en bonne forme, aux Ukrainiens qui habitent ici et à ceux qui sont à l’étranger: le front n’est pas vraiment quelque chose d’effrayant. Vous n’êtes pas obligé de tirer, vous pouvez aider à faire d’autres choses comme préparer à manger, faire le ménage, réparer les voitures. Je conseille à tous les hommes qui m’écoutent en ce moment de venir passer leurs vacances avec nous. On vous accueillera bien, vous ferez ce que vous avez à faire et vous comprendrez que cette guerre prendra très vite fin, pour peu que chaque patriote ukrainien vienne passer un moment au front.
Vous personnellement, quelle fonction avez-vous sur le front et comment gérez-vous cela en parallèle de votre activité professionnelle de chanteur d’opéra à Paris?
A vrai dire, j’avais prévu de rester un peu plus longtemps au front, jusqu’au mois d'août, mais j’ai été appelé pour des dates en juillet. Je suis resté un mois et maintenant je dois reprendre le travail pour gagner de l’argent.
Est-ce que l'argent que vous gagnez, vous le dépensez pour les besoins du bataillon?
Bien sûr. Quand vous êtes là-bas et que vous voyez que quelque chose ne marche pas, la voiture par exemple, ou qu’il manque quelque chose, vous sortez votre porte-monnaie et vous faites ce que vous pouvez, c’est normal.
Vous dites que tout le monde peut venir sur le front…
Oui, en effet, j’invite tout le monde à rejoindre le 7e bataillon!
Mais attendez, il y a des règles de sécurité ou d’autres précautions à prendre quand même.
Oui, on signe un accord qui précise que l’on accepte les risques pour notre vie et notre santé. Mais vous voyez ce que je veux dire, Anastasia, vous êtes allée sur le front vous aussi, ce n’est pas aussi terrifiant qu’on pourrait le croire vu d’ici. En plus, le 7e bataillon fait de la reconnaissance et dans ce genre de mission, on n’a que très rarement des contacts directs avec l’ennemi.
Est-ce que c’est très différent de ce que vous aviez imaginé depuis la France et que pensez-vous de cette guerre? Je sais très bien que la distance change les perceptions, qu’on soit à Paris, au 13e étage de cette tour à Kyiv, ou dans le village de Pisky (en banlieue de Donetsk, où ont eu lieu d’intenses combats, ndlr.), où nous sommes allés récemment en reportage avec nos équipes.
Bien sûr… et, à ce propos, je voudrais en profiter pour passer un message à votre média Hromadske, car tous les Ukrainiens de France vous regardent et vous font confiance. Sans vous, on perdrait la tête beaucoup plus vite et on aurait suivi le Maïdan à distance. Grâce à vous, c’était moins difficile. Moi, pendant la révolution orange, j’étais à Kyiv, mais pour la révolution de la Dignité, j’avais un contrat, je ne pouvais pas quitter la France. Cette absence forcée m’a beaucoup pesé. Alors quand la guerre a commencé, ma décision a été rapide, j’ai commencé à rassembler de l’équipement. Et sur la guerre… qu’est-ce que je peux dire? Le contraste entre l’arrière et le front est immense. Je suis heureux d’avoir été sur le front, car les vrais patriotes se trouvent là-bas. J’y ai trouvé la véritable Ukraine, celle que j’aimerais voir partout. C’est un peu cliché à dire, mais c’est au front qu’on trouve la fine fleur de notre nation. Ces gens-là pourront changer très vite le pays. On devrait d’ailleurs reformer notre armée, oublier le «camarades» (qui date de l’époque soviétique, ndlr.) pour le remplacer par «mes frères, mes amis», avoir notre propre uniforme... Nous avons un pays beau et fort et il faut que nos gouvernants comprennent qu’ils doivent évoluer.
Vous êtes chanteur d’opéra, vous avez reçu des prix, vous avez des engagements, vous avez donné des concerts dans plusieurs pays du monde, votre vie est peut-être beaucoup plus intéressante que celle de beaucoup de combattants ukrainiens. Nous sommes dans une période où on essaie de diminuer la quantité de bataillons volontaires, où l’on demande aux combattants d’entrer officiellement dans les forces armées pour une durée d’un an minimum... Qu’en pensez-vous? Je dis ça, car je sens que vous parlez de la guerre de façon romantique, mais à la guerre il y a des choses très graves aussi.
Ce que je dis est concret, ce n’est pas du romantisme. Je suis quelqu’un de droit et d’émotionnellement stable. Je vous invite vraiment un jour à venir chez nous dans notre bataillon. Vous n’y verrez que des gens concentrés, compétents. Ce n’est pas le chaos, on sait bien où s’enfuir quand une mine est lancée, alors je dirais que le risque est plutôt contrôlé.
Oui, je comprends, nous sommes aussi bien organisés, nous les journalistes, quand il s’agit des mines au front. Mais ce que je veux dire c’est que 95% des volontaires n’auront pas forcément la possibilité de s’engager dans l’armée pour une année.
Oui et c’est un grand malheur, car les bataillons volontaires sont l’essence du peuple ukrainien. Ces gens vont au front pour défendre leur terre contre un agresseur. C’est antipatriotique de mettre en place de telles conditions. A mon avis, c’est interdire au peuple ukrainien d’exister.
Mais il existe un certain nombre de problèmes avec les bataillons de volontaires, on ne peut pas les ignorer.
Dans notre pays, les problèmes sont partout…
Mais des gens armés qui ne sont contrôlés par personne, cela mène à des problèmes que personne ne peut résoudre… Vous par exemple, avez-vous reçu une arme? Vous saviez tirer avant?
Bien sûr. Il faut savoir tout faire.
Donc, vous avez fait votre service militaire?
Non, jamais. Et je n’avais jamais porté une arme.
Et au sein du 7e bataillon, vous avez eu une préparation ou un entraînement?
Absolument, j’ai tout appris en une semaine.
C’est court…
Oui, c’est court, mais là-bas le temps est précieux. Il n’y a pas beaucoup de jours à consacrer aux entraînements. Un adjoint au commandant, Rem – il est assez connu, il est de Kharkiv – examine les gars et les classe tout de suite: «apte» ou «pas apte». C’est l’esprit du combat qui est primordial. Les questions techniques, les fusils, les armes, la tactique, c'est très simple à apprendre pour quiconque a un peu de jugeote et d’analyse.
Bon… Ma toute dernière question porte sur la musique. Est-ce que vous chantez à la guerre? Est-ce que vos frères d’armes vous demandent de chanter votre répertoire?
A la guerre, on n’a que des chants patriotiques. Mais un jour, pour un anniversaire, on a chanté des chansons de l’ouest, des airs houtsoules (peuple nomade ukrainien, qu’on pourrait comparer aux Tsiganes, ndlr.), et le Mnohaya lita (air traditionnel ukrainien, en vogue dans la diaspora, ndlr.). Comme il y avait des russophones dans le bataillon, on l’a aussi chantée en russe, mais on avait bien sûr choisi la version de notre compositeur ukrainien Bortnianski. Puis on a crié «Slava Oukraïni, Slava natsiyi, Oukraina ponad ousse» («gloire à l’Ukraine, gloire à la nation, l’Ukraine par-dessus tout», formule patriotique consacrée, ndlr.). Voilà, c’était une petite tranche de vie. Tout ce qui se passe là-bas me paraît tellement plus vrai. Il n’y a rien de faux, aucune trahison, car quand tu pars au champ de bataille pour faire du renseignement, tes arrières doivent être protégés et couverts par tes frères. On se protège les uns et les autres, alors tout est authentique. Je ne veux pas rentrer à Paris, mais j’y suis obligé par un contrat. J’ai promis de revenir.
Merci beaucoup à vous. Tout cela semble un peu surréaliste, mais on a filmé Wassyl sur le territoire de l’Opération anti-terroriste, sur les positions militaires, on verra ce sujet vidéo de Vitaliy Gryniov samedi prochain. Je vous souhaite bonne chance et bon retour. Je voudrais bien venir vous voir chanter sur scène, plutôt que sur le champ de bataille.
Merci à mon interprète en Ukraine, Sasha Kurovska.
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Le reportage de Hromadske, diffusé en octobre 2015, est disponible en anglais sous-titré. On y voit notamment Wassyl Slipak expliquer la vision française du conflit, avant qu’il ne prenne la dimension que l’on sait.