Pour une série de reportages à venir sur le réensauvagement de notre planète, notre journaliste découvre le nouveau modèle agricole anglais. Une chose est sûre, même si politiquement incorrecte: le Brexit a libéré la créativité des paysans britanniques et des responsables de la ruralité. De plus, ces innovations uniques au monde ne vont pas dans le sens du productivisme agricole, mais dans celui de la restauration de la nature. De quoi inspirer la Suisse, qui votera en septembre sur une initiative pour la protection de sa biodiversité menacée.

En traversant la France rurale pour me rendre en Grande-Bretagne, une chose n’a pas changé après la séquence politique qui s’achève (peut-être): les panneaux indiquant l’entrée des villages sont toujours à l’envers. Destinée à illustrer le slogan «on marche sur la tête» contre la politique agricole européenne, ce tenace retournement de panneaux suggère que la colère est toujours là.

Notre grand projet cette année: Explorer le réensauvagement

Certainement plus intériorisées en Suisse, les frustrations rurales ne sont pas très différentes. Il suffit de remplacer Bruxelles par Berne pour se souvenir que dans les deux cas, ce sont ces instances qui payent l’essentiel de la facture agricole via les subventions ou les paiements directs. Et en Suisse, les agriculteurs s’inquiètent de prochaines coupes dans ces subsides. ### Le vote suisse Or voilà que dans ce contexte, Pro Natura et d’autres associations de défense de l’environnement nous proposent de voter le 22 septembre prochain sur [une initiative de protection de la biodiversité](https://www.initiative-biodiversite.ch). Forcément, elle impactera l’agriculture suisse à un moment où celle-ci s’inquiète de son avenir en plus de son image, parfois caricaturée, d’épandeur de pesticides. Cela annonce des débats houleux. Dans [une communication récente](https://www.sbv-usp.ch/fr/promouvoir-la-biodiversite-et-preserver-les-surfaces-de-production), l’Union Suisse des Paysans estime qu’il ne faut pas sacrifier la sécurité alimentaire sur l’autel de la biodiversité. La réalité, c’est que depuis 2014, les paiements directs aux agriculteurs réservent 15% d’une enveloppe annuelle de 2,8 milliards de francs à la protection de la biodiversité. Mais ce n’est pas un grand succès. La beauté de nos paysages cache [une situation très dégradée](https://www.heidi.news/climat/meme-en-suisse-l-etat-de-la-biodiversite-n-est-pas-satisfaisant) de la biodiversité en Suisse. Et les perspectives sont sombres. Un tiers des espèces animales et végétales sauvages et la moitié des milieux naturels sont menacés. ### Des conservateurs verts En Angleterre, où seulement 1% de la surface terrestre est protégée (contre 6,2% en Suisse et 13,5% en France), la situation est pire. Mais Downing Street a pris les choses en main d’une manière créative depuis le Brexit. Et je ne parle pas du nouveau gouvernement travailliste, qui va sans doute accélérer les choses (cette semaine, il a banni les néonicotinoïdes), mais de l'ex-premier ministre conservateur Rishi Sunak. Il a mis en place des dispositifs destinés à non seulement protéger la biodiversité, mais carrément à la restaurer, en rendant des surfaces à la nature. Cela concerne les agriculteurs, ainsi que les promoteurs immobiliers et les bâtisseurs d’infrastructures. ![Knepp1.jpg](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/a2b356fc-7fdc-4716-8749-6380fc9ec27b/large "Rendu à la nature depuis 2004, le domaine de Knepp rapporte plus que quand il était cultivé. | © Knepp Estate")J’en prends la mesure à Knepp Farm, devenu en vingt ans [le symbole de la possibilité d’une autre agriculture](https://knepp.co.uk) au Royaume-Uni, grâce à l’énergie entrepreneuriale des propriétaires, Charlie Burrell et Isabella Tree. Ils ont utilisé les subventions agricoles pour faire quelque chose de différent. Ils ont rendu l’essentiel de leurs terres à la nature sauvage. Et cela a très bien marché. Entre retour de la biodiversité, développement de l’écotourisme et produits bio, la ferme de 410 hectares qui perdait de l'argent en 2000 est désormais rentable. C’est devenu un exemple pour tout le pays. ### Le coup du Brexit Après le Brexit et la fin des subventions de la PAC européenne, largement liées à la quantité produite, le gouvernement de Rishi Sunak, comme ses prédécesseurs, a d’abord reconnu que l’agriculture ne peut pas fonctionner sans subventions. Mais aussi que quitte à dépenser de l’argent public, on peut l’orienter dans un autre but qu'uniquement productiviste. Par exemple, en rétribuant financièrement des services rendus par la nature redevenue sauvage, comme la qualité des eaux, le stockage de carbone ou la résilience aux catastrophes naturelles provoquées par les changements climatiques, l’artificialisation des sols ou la pollution. ![Knepp3.jpg](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/9550d112-7b66-44f6-945c-562fac3325c3/large "L’Angleterre interdisant la réintroduction d’espèces sauvages comme les bisons, Charlie Burrell et Isabella Tree se sont rabattus sur des vaches «long horn» qui jouent le rôle des grands herbivores dans l’écosystème. | © Knepp Estate")L'Angleterre a inventé la science économique et Londres, la finance. Si bien que c'est là qu'ont été mis en place des instruments financiers destinés à soutenir la protection de la biodiversité, sa restauration et même son réensauvagement, à l’exemple de ce que Charlie Burrell et Isabella Tree ont fait à Knepp Farm. Ce système, [baptisé ELM](https://www.gov.uk/government/publications/environmental-land-management-update-how-government-will-pay-for-land-based-environment-and-climate-goods-and-services/environmental-land-management-elm-update-how-government-will-pay-for-land-based-environment-and-climate-goods-and-services) (pour Environmental Land Management), a trois niveaux. Des Sustainable Farming Incentives subventionnent les initiatives locales des agriculteurs, comme par exemple des travaux de récupération du purin dans les fermes d’élevages pour éviter qu’ils ne se retrouvent dans les cours d’eau. Un deuxième dispositif, Countryside Stewardship, est assez proche des subventions pour l’entretien des paysages que l’on retrouve dans la PAC ou les paiements directs en Suisse. ### Une base légale pour le réensauvagement Mais la véritable innovation et le plus gros volet de ces subventions, ce sont les Landscape Recovery Schemes. Là, il s’agit de subventionner des projets de restauration de la biodiversité qui rendent un service public, comme des zones humides capables d’absorber des inondations qui, sinon, seraient catastrophiques, des forêts puits de carbone durables (et non pas jetables, comme ces eucalyptus plantés à la va-vite à l’autre bout du monde pour toucher des crédits carbone) ou des zones capables d’éviter la disparition d’une espèce menacée. En 2023, 22 projets de réensauvagement ont ainsi été sélectionnés au titre de ces Landscape Recovery Schemes, auxquels s’en ajoutent 35 nouveaux cette année. Il s’agit de pilotes, qui doivent prouver qu’ils sont durables, sur le plan environnemental mais aussi financier. C’est la condition pour décrocher une timbale unique au monde par sa durée: 30 ans de subventions publiques garanties, soit un temps en adéquation avec celui forcément lent de la restauration de la nature. ### Les promoteurs immobiliers aussi Cela ne s’arrête pas là. En février 2024, la majorité conservatrice a fait passer une loi baptisée Biodiversity Net Gain. Elle exige que le développeur d’une construction sur un terrain compense son impact sur la biodiversité en y ajoutant un minimum de 10%. Autrement dit, un promoteur immobilier doit mesurer cet impact pour avoir un permis de construire, prendre des mesures pour le surcompenser (les communes peuvent augmenter le taux des 10%), par exemple en végétalisant son espace et comme cela ne suffit pas, en investissant dans des projets locaux favorables à la biodiversité anglaise. **Lire aussi l’interview de Tim Coles**, [un des meilleurs spécialistes mondiaux des crédits de biodiversité](https://www.heidi.news/articles/les-credits-biodiversite-pour-sauver-les-especes-sont-plus-attractifs-que-les-credits-carbone) D’un seul coup, la restauration de la biodiversité devient finançable tout en constituant une nouvelle source de revenu pour les agriculteurs. Lors de [la seconde conférence sur les solutions basées sur la nature](https://bccconference.lincoln.ac.uk) organisée par l’Université de Lincoln la semaine dernière, le grand sujet était même la prochaine innovation dans ce domaine: des crédits de biodiversité. Des crédits comparables, mais améliorés, à ceux qui compensent les émissions de carbone. Voilà le moyen pour les entreprises de compenser leur impact sur la biodiversité en investissant dans des projets de restauration de la nature, qui seront forcément menés sur des terres agricoles. Un espoir rafraichissant, quand on sait qu’un million d’espèces animales et végétales (sur un total estimé à 8 millions dans le monde) pourraient disparaître dans les prochaines décennies, selon la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). Ou quand on se souvient que parmi les mammifères, l’être humain et son bétail pèse pour 97%, contre à peine 3% laissés à toutes les baleines, bisons, éléphants… de la Terre.