Janvier 2024. Chaque fin de semaine, les rues d’Allemagne étouffent sous le poids de la mobilisation citoyenne. Un samedi après l’autre, la foule s’épaissit; au total, ce sont des millions de personnes qui manifestent contre l’AfD, de Munich à Hambourg. Et qui demandent, d’une voix plus ou moins unie, l’interdiction du parti.

C’est le média d’investigation allemand Correctiv, dont Heidi.news a brossé le portrait, qui jette un pavé dans la mare le 10 janvier 2024. Il révèle la présence de plusieurs membres de l’AfD à une «réunion secrète» près de Potsdam, le 25 novembre 2023. Dans la Villa Adlon, petit chef-d’œuvre néo-baroque, l’Autrichien Martin Sellner, figure de proue de la Nouvelle Droite germanophone, y expose sa conception de la «remigration». On évoque un plan pour renvoyer de force 2 millions de résidents allemands, étrangers ou d’origine étrangère. Parmi les membres de l’AfD présents, figurent notamment Roland Hartwig, alors le bras droit d’Alice Weidel au Bundestag.

Ce n’est pas la première fois que l’AfD est accusée de frayer avec des groupuscules d’extrême droite. En 2023, les membres du Mouvement identitaire et de l’Alternative sont aperçus ensemble en marge d’une conférence sur la sécurité. Le rédacteur en chef du magazine d’extrême droite «Kompact» avait exprimé la volonté d’une meilleure mise en réseau. D’autres rencontres ont été rapportées. Mais les révélations de Correctiv sur la réunion de Potsdam ont l’effet d’un électrochoc.

A travers tout le pays, des collectifs appellent à la mobilisation. Pendant des semaines, des millions d’Allemands se massent sur les places pour manifester contre l’AfD. Au milieu des pancartes et des slogans, une demande émerge: au nom de la démocratie, il faudrait interdire le parti à la flèche rouge. ## Les leçons de Weimar Cette option, radicale dans une démocratie libérale, est en fait prévue dans le droit fondamental allemand. En mai 1949, au sortir de la guerre, la nouvelle Constitution est rédigée avec une obsession: empêcher le pire de se reproduire. En accédant au pouvoir par les urnes, avec l’élection démocratique de Hitler à la chancellerie en 1933, le régime national-socialiste avait poussé à l’extrême ce que les sciences politiques qualifient de «paradoxe démocratique». *«Les démocraties comportent dans leur essence la possibilité d’une auto-destruction: elles peuvent être sabotées par des moyens démocratiques»*, explicite Alexander Hensel, collaborateur scientifique à l’Institut de recherche sur la démocratie de l’Université de Göttingen, et spécialiste de l’AfD. Or, *«c’est précisément parce que l'Allemagne a une histoire dans laquelle la démocratie s'est abolie de l'intérieur qu’elle a fourni une réflexion sur ce thème un peu différente de celle des autres pays.»* L’idée que la démocratie doit avoir les moyens d’arrêter ses «ennemis», même si cela se fait au prix d’une restriction du champ de l’expression politique, fait son chemin lors de l’après-guerre. C’est ce qu’on appelle la *«wehrhafte Demokratie»*, la démocratie défensive. Le texte fondateur de la nouvelle République fédérale allemande se pare de garde-fous: * Parmi eux, l’article 21, qui permet d’interdire un parti si ses buts ou le comportement de ses membres portent atteinte à l’ordre démocratique prôné par la loi fondamentale. C’est celui auquel il était fait référence dans les rues en début d’année. * Ainsi que l’article 18, qui réserve la possibilité de retirer les droits fondamentaux, dont celui d’être élu, à des citoyens qui en auraient abusé aux dépens du fameux ordre démocratique. Une pétition a circulé en janvier pour demander le retrait des droits fondamentaux de Björn Höcke. ## Sous surveillance rapprochée De plus, pour minimiser les chances d’un échec à la Weimar, la seconde République allemande se dote d’un organe de surveillance, l’Office fédéral de protection de la Constitution. Cette institution, conçue comme un système d’alerte précoce, peut placer des partis et des associations sous surveillance. Différents degrés d’alerte existent, selon une échelle à trois niveaux: cas d’examen, cas suspect, cas avéré d’aspiration extrémiste. Son action peut tout autant concerner l’extrême droite que l’extrême gauche, de même que les menaces issues de l’islamisme radical par exemple. Actuellement, l’AfD dans son ensemble est classé comme cas suspect. Les organisations régionales de Thuringe, de Saxe et de Saxe-Anhalt et la jeunesse du parti, la *Junge Alternative*, sont même placés dans la catégorie la plus sérieuse, celle des cas avérés d’aspiration extrémiste. C’était également le cas de l’Aile [de Björn Höcke](https://www.heidi.news/explorations/tout-pour-l-allemagne/les-24-mois-qui-ont-vu-l-allemagne-renouer-avec-le-spectre-du-troisieme-reich), l’aile la plus extrême de l’AfD, avant sa dissolution. La plupart du temps, c’est l’atteinte à la dignité humaine qui sert de motif à la surveillance de ces sections de l’AfD, en lien avec leur posture anti-migrants. Les deuxième et troisième niveaux donnent des droits étendus à l’Office, qui s’apparentent à du contre-espionnage. Par exemple, il peut embaucher des informateurs, [les fameux ](https://www.slate.fr/lien/66913/informateurs-extreme-droite-police-allemande)*[V-Leute](https://www.slate.fr/lien/66913/informateurs-extreme-droite-police-allemande)*, infiltrer des agents, faire surveiller les mouvements et les télécommunications des personnes concernées. ## Dilemme cornélien Quant à l’interdiction pure et simple d’une formation politique, elle est possible mais n’a été mise en œuvre qu’à deux reprises dans l’histoire allemande: en 1952, pour le parti national-socialiste *Sozialistische Reichspartei*, et en 1956, pour le parti communiste *Kommunistische Partei Deutschlands*. *«Interdire l'AfD et l’exclure de la compétition reste le moyen le plus efficace de lutter contre le parti»*, estime pour sa part Alexander Hensel. La démarche soulève plusieurs questions. Premièrement, interdire un parti dans un système de démocratie représentative est une atteinte grave à la concurrence des idées politiques. *«On parle ici d’un parti qui réunit beaucoup d’électeurs, surtout à l’Est, où le soutien avoisine parfois les 30%*, rappelle le politologue. *Pour beaucoup, l’AfD est le parti de l’Allemagne de l’Est. Qu’est-ce que cela signifie d’interdire ce parti dans tout le pays? Qu’est-ce que cela aurait comme impact sur la perception de la démocratie en général?»* Le risque est de porter atteinte à la démocratie, tout en stimulant dans les urnes ce qu’on a voulu combattre. *«Si dans l’intérieur d’un État vous n’entendez le bruit d’aucun conflit, vous pouvez être sûr que la liberté n’y est pas»*, écrivait ainsi Montesquieu dans *Grandeur et décadence de l’empire romain*. Bien conscient du dilemme dans lequel sont plongées les autorités allemandes, l’AfD ne manque pas dénoncer un déni de démocratie et de qualifier le gouvernement actuel de dictature. Le parti d’Alice Weidel a même trainé à plusieurs reprises l’Office de protection de la Constitution devant la justice, sans succès à ce jour. Dans ses discours et campagnes, l’AfD réclame d’autre part l’instauration d’un modèle de référendum à la suisse, afin de rétablir une dose de démocratie directe au sein d’un système qui, par construction et toujours pour la faillite d Weimar, s’en tient à la stricte démocratie représentative. ## Le risque de contrefeu Selon Alexander Hensel, l’interdiction de l’AfD porterait un second risque: celui de voir la justice ne pas suivre. Même si le parti complet était reconnu comme un cas avéré d’aspiration extrémiste, il n’est pas garanti que la procédure aboutisse. *«L’Office de protection de la Constitution procède à des évaluations, mais la véritable procédure d’interdiction ne peut être menée que par la Cour constitutionnelle fédérale.»* Les critères sur lesquels s’appuient les deux organes convergent, mais c’est logiquement la Cour, c’est-à-dire les juges, qui ont le dernier mot. *«Le risque,* ajoute le chercheur, *c’est qu’un échec de la procédure augmente la légitimité démocratique du parti, pare qu’il serait interprété comme une sorte de certificat de bonne conduite.»* Finalement, personne ne peut prédire l’efficacité d’une interdiction. Certaines organisations de la *Nouvelle droite* allemande interdites par la Protection de la Constitution se sont évaporées pour se reformer dans d’autres structures. Face à la pression politique, le courant radical de l’AfD *der Flügel* a pris la décision de s’auto-dissoudre. Mais leurs membres n’ont pas pour autant changé leur vision des choses, et rien n’indique qu’ils aient quitté les rangs du parti, de sorte qu’ils sont simplement devenus moins visibles. ## La saga des européennes Le 13 mai 2024 a eu lieu un nouvel épisode de la saga «AfD vs Office de protection de la Constitution». Le parti avait fait appel de sa classification comme «cas suspect» et de la mise sous surveillance qui a suivi. La Cour administrative supérieure de Rhénanie-du-Nord-Westphalie a donné raison à l’administration. Moins d’un mois avant les élections européennes, ce verdict tombait mal pour l’AfD, plombée par ailleurs par [d’autres scandales](https://www.euractiv.fr/section/elections/news/maximilian-krah-tete-de-liste-de-lextreme-droite-allemande-contraint-de-suspendre-sa-campagne-electorale/) autour de la personnalité controversée de Maximilian Krah, tête de liste, obligé de se retirer en catastrophe des instances du parti pour ne pas plomber la campagne. Mais malgré ce mauvais alignement des astres, la formation [a récolté le score honorable de 15,9% des voix](https://www.euractiv.fr/section/elections/news/en-allemagne-les-resultats-de-lafd-aux-elections-europeennes-alimentent-le-virage-a-lextreme-droite-de-leurope/) au scrutin du 9 juin, se plaçant comme deuxième parti du pays derrière le CDU/CSU. Quelles options reste-t-il à l’Allemagne pour se défendre contre l’extrême droite? [Au micro du podcast politique du journal ](https://www.zeit.de/politik/2023-10/afd-verbot-verfasungsschutz-gertrude-luebbe-wolff-politikpodcast)*[Die Zeit](https://www.zeit.de/politik/2023-10/afd-verbot-verfasungsschutz-gertrude-luebbe-wolff-politikpodcast)*, Gertrude Lübbe-Wolff, ancienne juge à la Cour constitutionnelle fédérale, insistait en octobre 2023 sur une démarche plus ciblée, via l’article 18 de la loi fondamentale. *«On peut soustraire aux politiciens qui se comportent de manière inconstitutionnelle le droit à l'éligibilité ou à la fonctionnalité du parti. Ce serait une mesure ciblée pour protéger notre démocratie.»* De quoi neutraliser les éléments les plus extrêmes du parti, comme Björn Höcke. Sans donner l’impression de bâillonner les électeurs.