Notre journaliste tente une nouvelle fois – c’est l’avant-dernière – de se libérer de son joug pharmaceutique. Elle fait la rencontre d’un chamane vêtu en Gucci à Lisbonne, puis saute dans un avion pour intégrer, en désespoir de cause, une clinique de réhabilitation aux Pays-Bas, aussi luxueuse que sinistre. C’est là, aux pays des tulipes et des moulins à vent, qu’elle réalise: et si la libération, c’était juste la conformité?

Je prends donc mon buvard de LSD dans le Val de Bagnes, en Valais. Je plane encore quelque temps là-haut dans ces sphères fluides où l’on se réveille chaque matin en étant reconnaissant d’être en vie. En parallèle, je diminue mes doses de drogues pharmaceutiques. Je le fais avec une précaution extrême. Graduellement, par paliers, en veillant à ce que les murs de mon quotidien restent solides comme du béton. Je me couche et me réveille à des heures convenables. Je substitue mes lectures d’essais par des romans à l’eau de rose. Je reprends la méditation, à raison de 20 minutes deux fois par jour et, dès qu’on me propose un périple excitant, inconnu et donc potentiellement dangereux, je décline.

Oui, je me fais vieille, dis-je à ceux qui m’en veulent de m’assagir et de quitter le bateau de la débauche dans lequel ils pataugent encore. Passé 35 ans, c’est inquiétant de voir ses compagnons de route déserter la pataugeoire. Car, au fond de soi, on sait qu’ils ne vont vraisemblablement jamais revenir et surtout que notre tour approche à grands pas. Aux jeunes, je dis de manger du gluten et de faire n’importe quoi tant qu’ils peuvent se le permettre. Profitez, mes pauvres enfants, parce qu’après l’horizon se rétrécit, les tolérances diminuent et soudainement, on se retrouve à opter pour la sécurité par-dessus l’amour et le chaos. Après coup, qu’ils m’écoutent ou ne fassent que semblant de m’écouter pour être polis, je les console. Mais non, l’avenir n’est pas que noir. Il est rose. Ayez confiance dans les cycles de la nature. Personne n’a envie d’avoir 20 ans en permanence. C’est l’enfer d’avoir 20 ans et de ne pas savoir ce qui nous attend à chaque tournant.

Lutter contre Hadès

​​Nous sommes donc en 2021, j’ai 35 ans et je sais qu’à chaque tournant, Hadès, le dieu des enfers, est capable de resurgir sur la croûte terrestre et de me ravir dans les tréfonds de la dépression. Hadès, nous y reviendrons, c’est le dieu des morts. Son royaume se situe en bas, à l'abri de la lumière et des couleurs. Ceux qui y ont séjourné, ne serait-ce qu’une fois, s’en souviennent. Il existe chez les dépressifs un non-dit, une marque invisible et pourtant indélébile. On se reconnaît entre nous et, c’est là notre grande force ou notre faiblesse, on traverse la vie avec un certain détachement. Contrairement à l’angoissé qui craint la mort, la maladie et la douleur,  le dépressif craint l’absence de douleur; l’inertie, la disparition de la peur, de la colère et du désir.

Ainsi, le dépressif qui rigole, qui s’amuse, qui jouit pleinement et peut-être même un peu trop des lumières et des saveurs qui l’inondent lorsqu’il gambade là-haut, dans les montagnes et les champs, n’est pas dupe. Il se rappelle, pour y avoir été, qu’à n’importe quel moment, la machine, sa machine, peut tomber en panne. Et cette panne, il la redoute. Je la redoute. Avant mon voyage sous LSD dans le Val de Bagnes, j’en avais si peur, de cette panne, qu’à la moindre suspicion, je tirais sur la sonnette d’alarme. J’appuyais simultanément sur tous les boutons, je sortais l’artillerie lourde et direct, je partais au front. Je partais au front en me précipitant sur mes pilules Novartis, Pfizer, Takeda et Eli Lilly.

Depuis le Val de Bagnes, j’ai changé de stratégie. Lorsque je détecte Hadès et ses ombres rôder au loin, je n’essaie plus de les étouffer. Je les accueille avec paix et amour en sollicitant, toujours avec parcimonie, mes fioles de psychédéliques issues de l’industrie artisanale et clandestine. Je laisse fondre quelques gouttelettes sous ma langue et je souris. Cette fois-ci, Hadès, tu ne m’auras pas.

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