Alors que l’élection la plus angoissante de la Ve république se rapproche inexorablement, nous arrivons sur une terre d’élection pour présidents. Nous y rencontrons un ex-président normal, François Hollande, bien décidé à remettre le métier sur l’ouvrage. Pour essayer de sauver ce qui peut l’être.

C’était il y a 22 ans. Un cri de ralliement un peu spécial, pratiqué par les militants, le cheveu souvent ras et le bras facilement levé, de ce qui s’appelait encore le Front National : *«Charles Martel 732, Le Pen 2002!»*. J’y pense en passant à Poitiers, là où les Sarrasins furent refoulés par le Martel en question, sauveur de la France, et donc de toute la chrétienté. C’est en tout cas la geste telle qu’elle se perpétue, volontiers alimentées par tous ceux pour qui l’identité nationale ne peut se construire qu’en opposition à un danger mahométan séculaire. Deux décennies plus tard, la fille de Jean-Marie Le Pen, multi condamné pour révisionnisme et incitation à la haine raciale, est parvenue à faire oublier les excès paternels, sans jamais les avoir reniés. Dans ce moment en apesanteur que vit la France, où la tension est palpable de village en village, les longues heures de route entre les étapes sont propices à toutes sortes de réflexions sur le sens de l’histoire. D’ailleurs il n’y a jamais besoin d’attendre longtemps pour qu’elle se manifeste car voici, sur notre gauche, alors que nous traversons la Haute-Vienne en direction du sud, ce panneau: Oradour-sur-Glane, village martyr. ![IMG_3578.JPEG](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/bf865347-5741-4edf-a62c-a8f32894764d/large "Le village d'Ordour-sur-Glane et ses ruines gardées telles quelles depuis le massacre du 10 juin 1944. | SE, pour Heidi.news") ### **Un parti comme un autre** Le 10 juin 1944, quatre jours après le débarquement de Normandie, 643 habitants sont massacrés ici par un détachement de la division blindée SS «Das Reich». Quatre-vingts ans plus tard, on célèbre toujours chaque année le souvenir du sinistre événement dans les ruines calcinées du village englouti par la barbarie nazie. Le 10 juin dernier, le président Emmanuel Macron y était, quelques heures après avoir dissous l’assemblée et provoqué une crise politique sans précédent dans le pays. *«Dans le silence d’Oradour, toute parole est inutile, parce que la mémoire est visible.»* Emmanuel Macron, le 10 juin 2024 Inutile? Visible? A quelques dizaines de mètres, le nouveau village d’Oradour, construit après 1946, vit sa vie de petit bourg de province. Avec cette même humeur délétère que l’on rencontre partout dans l’Hexagone depuis le début de ce voyage il y a une dizaine de jours. [Il a voté à 36% pour le RN](https://www.lemonde.fr/resultats-europeennes-2024/oradour-sur-glane-87110/) aux élections européennes, très loin devant les 15% de son premier poursuivant. *«La question m’agace, le simple fait de la poser est un jugement méprisant sur nous»,* s’emporte la commerçante à qui nous demandons comment un village effacé de la carte par des nazis peut s’offrir aujourd’hui sans états d’âme à l’extrême droite. «*Non, nous n’avons pas perdu la mémoire, cela n’a plus rien à voir! Si le RN était fasciste, nous ne voterions pas pour lui. C’est devenu un parti comme un autre, et c’est le seul que nous n’avons pas essayé.»* S’ensuit un couplet sur l’insécurité croissante. **![](https://lh7-us.googleusercontent.com/docsz/AD_4nXcn2UR8rB2QXQ4WztnLqE3kMbk9Vgvd9zn6JOVwOgtr0hk7CSOYJbnEi_G_HVVRWTU-JVZATSdKqryBm6OO9-OU_9XjIag2WKHxFeeK0V6laDcbZFpZPxMzYmMi5bv_su-bRS4HPBpDDCtX0GuHZye_j3LG5JPDhmgXuBy_ig?key=ij0U101oey6uP2Rd9f5w1w)** ### **En Corrèze, entre la rouge et la bleue** *«Plus on s’éloigne d’une gare, plus le vote RN augmente. Il prospère sur le sentiment d’abandon, et c’est particulièrement vrai chez les jeunes.»* Arrivé en Haute-Corrèze depuis la Picardie au début des années 2000, Didier Beaumont est aux premières loges d’un triste spectacle qui se répète un peu partout à travers le pays et qu’il résume par cette formule: le *«désaménagement du territoire»*. Bienvenue en zone sinistrée, où il n’est question ni d’immigrés ni de sécurité, mais de désengagement de l’Etat, de raréfaction des services publics, de dizaines de kilomètres à parcourir pour trouver un médecin. Tout un monde autrefois structuré, désormais à vau-l’eau. Tout un monde aux prises avec le «déclassement», dénomination fourre-tout d’un pays désemparé et hébété, en dehors de ses métropoles. **![](https://lh7-us.googleusercontent.com/docsz/AD_4nXfjC5hHiDhefcJA9WmMa8ojJ1uMAN2V4qhi0gaz-Ys0dQUVnF9m76KHCLfu0O1aEB3m2Om2c366-ZEyYmBO5Dy6jSuLKh9mJeASvEzoRB7P5TQI2SsqpUZYoch2Xo8SIKdzK5mXL2dTKnWIM9y1vSMLST17sUTqh8zCsE1C?key=ij0U101oey6uP2Rd9f5w1w "La mairie d'Eygurande, en Corrèze. | SE, pour Heidi.news")** Pour les deux villages voisins de Merlines («la rouge», plutôt ouvrière) et d’Eygurande («la bleue», plutôt bourgeoise), la catastrophe a eu lieu il y a dix ans, un soir d’octobre 2014 quand est parti le dernier train. Restrictions budgétaires. Bisbilles entre la région Nouvelle-Aquitaine, à gauche, et la région Auvergne-Rhône-Alpes, à droite. La ligne désenclavait ce petit morceau de territoire au pied du plateau de Millevaches, où, comme son nom l’indique, les bovins sont plus nombreux que les hommes. Avec le train, Clermont-Ferrand était à une heure, et tout le monde n’a pas de voiture. *«Certes la zone n’est pas très peuplée, mais elle est tout de même un bassin d’emploi. Sans le train, tout a périclité, une descente aux enfers, plutôt rapide»,* confie un ex-employé SNCF. *«Jusque dans les années 1970, il y avait ici un véritable nœud ferroviaire, 300 cheminots, et leurs familles. C’est la gare qui a construit notre petite ville plus que l’inverse.»* ![IMG_3663.JPEG](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/ba105bc9-d4f3-4e2f-99cd-148556a24a53/large "La gare désaffectée de Merlines et Eygurande. | SE, pour Heidi.news") L’autoroute A89, qui permet de relier de Lyon à Bordeaux, passe juste à côté, mais elle a aggravé le problème: personne ne s’arrête. Dans la rue centrale de Merlines, exsangue, les commerces ouverts sont l’exception, 400 habitants se sont évanouis, il en reste 650, moitié moins que dans les années 1970. Même si ça va un peu moins mal à Eygurande (ouverture d’une crèche dans l’ancienne poste pour une dizaine de bambins), la rupture de la ligne ferroviaire a eu ici le même effet qu’une artère fémorale sectionnée: hémorragie, la vie qui s’en va, inexorablement. ### **Deus ex machina** C’est dans ce décor où l’on entend voler les mouches qu’apparaît soudainement un visage bien connu, gaillard et motivé, un peu cramoisi par le soleil *(«j’ai pris des couleurs, j’espère que ce seront les bonnes»*). Un ancien président de la République, qui a décidé de remettre l’ouvrage sur le métier, à brûle-pourpoint. Car au fond, il adore ça, François Hollande, le terrain, les poignées de mains, les bons mots. Depuis dix jours, il arpente, candidat du Nouveau Front populaire, la première circonscription de la Corrèze, plus rurale que celle, autour de la préfecture de Tulle, dont il fut le député socialiste pendant plus de vingt ans. ![IMG_3702.JPEG](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/abbcd0bc-e585-46b2-8597-b36032a13dab/large "On se retourne au passage de l'ex-locataire de l'Elysée, à Eygurande (Corrèze). | SE, pour Heidi.news") Hollande a des chances de devenir un des élus du nouveau Parlement au soir du 7 juillet prochain, mais il pourrait aussi être battu. Sur ces terres historiquement chiraquiennes – c’est ici que le grand Jacques apprit à flatter le croupion des vaches – la victoire est loin d’être acquise pour l’ancien leader socialiste qui affronte un député LR sortant bien implanté localement, et une candidate RN de 69 ans peu connue, mais qui compte surfer sur la vague brune. L’ancien président se voit en porte-voix potentiel de la gauche dans une assemblée qui sera compliquée, une sorte de garde-fou institutionnel. Sa mission ? Enlever le plus de voix possible au RN. *«Sauver la France, ce ne sont pas éléments de langage*, dit son attachée de presse Sibyl Gerbaud, *il y croit vraiment.»* ### **Un président en campagne**
* Un président en campagne, même pas certain d’être élu. Vous prenez un énorme risque politique… * Je ne le fais pas simplement pour chercher un mandat de député, je l’ai déjà été pendant 25 ans. Je le fais pour montrer l'exemple, parce qu’il y avait une nécessité de s’engager face à l’extrême-droite. Et justement je prends ce risque, en tant qu’ancien président, de sortir de ma réserve et d’aller à la confrontation électorale devant les citoyens. Je pense que ça peut- être un bon message. * Vous préparez votre grand retour? * Non, c’est une initiative désintéressée. Je ne veux pas que mon attitude soit interprétée comme une initiative personnelle, comme un acte où je me mettrais en avant dans l'idée d'un retour au plus haut niveau, y compris celui de l'élection présidentielle, parce que ça altérerait le sens de ce que je veux faire. * La France traverse une crise politique gravissime. Pourtant le pays ne va pas si mal, en réalité. Pourquoi ce décalage? * Elle ne connaît en effet pas un ralentissement économique particulier. Son taux de chômage est parmi les plus bas qu'elle ait connus. Il n'y a pas de colère qui serait justifiée par un événement en particulier, comme cela a été le cas pour les retraites. Mais nous sommes devant une crise politique qui ne date pas simplement de la dissolution. Elle date de l'élection d'Emmanuel Macron, qui avait bousculé les structures du débat politique en France, mis en difficulté les grands partis, aussi bien le Parti socialiste qui était jusque-là dominant à gauche que le mouvement républicain qui était dominant à droite. Et comme lui-même n'a rien construit, qu’il n'a pas bâti une formation nouvelle, et qu'il n'a pas voulu non plus faire de coalitions, l'extrême droite a pu s'inviter et se mettre au contact des Français comme une des solutions. A Eygurande, le candidat pousse la porte de la pharmacie *(«si on veut des pharmacies il faut qu’il y ait des médecins»*), celle de l’école municipale *(«vous avez 120 gamins ? Au-dessous de 70-80, c’est le seuil critique»*), celle de la supérette, dont il ressortira avec, sous le bras, une boucle de boudin noir. Il n’est pas le seul à se faire un sang d’encre pour ce beau pays. ![IMG_3674.JPEG](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/351249a0-135d-4a98-b126-70cf7e5be47d/large "Un cadeau sur le pare-brise, en quittant Eygurande. | SE, pour Heidi.news")