On débute notre périple sur les routes de France par Colombey-les-Deux-Eglises, la patrie du général de Gaulle, où il est d'usage d'aller péleriner tous les 14 juin. Nous y rencontrerons Jordan le candidat RN au verbe d'or, pour un entretien politique de haute volée. Après quoi, andouillette, parce qu'on est pas des bêtes.

Prendre la route pour traverser la France au moment le plus décisif de son histoire des dernières décennies. Tenter de mesurer comment et pourquoi interviennent les séismes, et comment les vivent ceux qui les subissent comme ceux qui les ont souhaités. Prendre la route avec cette idée: éviter les régions sinistrées du Nord et de l’Est marquées depuis longtemps déjà par l’empreinte grandissante du parti d’extrême droite, ce Front national de Le Pen père, désormais lustré et tellement plus présentable (en surface seulement?) pour parfaire son accession au pouvoir. Privilégier la province bien portante, les campagnes grasses et les villes de taille moyenne, plutôt bourgeoises, qui avaient toujours voté à droite jusqu’alors, parfois même macroniennes jusqu’à récemment. Mais désormais colorées elles aussi en brun sur cette carte électorale stupéfiante de l’Hexagone qui est apparue dimanche soir 9 juin dernier: 32'613 communes (sur 35'015) ont placé en tête le Rassemblement national (RN) de Marine Le Pen et Jordan Bardella. Quelle mouche a donc piqué cette «France voisine» qui nous paraît désormais si lointaine? Il faut voir comment appréhender cette soudaine fièvre du changement dans un pays souvent conservateur jusqu’à l’absurdité, où l’augmentation du prix du diesel provoque un afflux de Gilets jaunes sur les ronds-points; celui de l’âge de la retraite, des crises d’apoplexie en masse; et la réduction de la vitesse sur les départementales de 90 à 80 km/h, un débat existentiel. Un pays où le blocage est autant un réflexe pavlovien qu’un droit de l’homme, presque toujours la première réaction à une annonce de réforme. ### Grande ouverte, la fenêtre des possibles Stupeur, hébétude, confusion. Le lexique des états d’âme sert de toile de fond à cette période baroque et anxiogène, lancée dans la campagne électorale la plus courte de tous les temps. Notre voyage s’inscrit ainsi dans le compte à rebours vers les deux tours (30 juin et 7 juillet), où toutes les anciennes certitudes paraissent solubles dans l’air dégagiste du temps. L’essayiste Raphaël LLorca, expert associé à la Fondation Jean Jaurès, tentait l’autre jour, [dans les colonnes du ](https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/06/16/tout-se-passe-comme-si-la-dissolution-avait-psychiquement-autorise-la-liquidation-de-toutes-les-limites-politiques_6240518_3232.html)*[Monde](https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/06/16/tout-se-passe-comme-si-la-dissolution-avait-psychiquement-autorise-la-liquidation-de-toutes-les-limites-politiques_6240518_3232.html)*, une explication psychologique de cette séquence: *«La survenue de ce coup d’Etat psychique n’a-t-elle pas pour conséquence de faire sauter tout un tas de verrous qui, dans des conditions normales de la vie politique, n’auraient pas nécessairement cédé ou, en tout cas, certainement pas de cette manière? Tout se passe comme si l’acte du président de la République avait psychiquement autorisé la liquidation de toutes les limites politiques. Grande ouverte, la fenêtre des possibles encourage toutes sortes de transgressions qui seraient, sans elle, peut-être restées taboues. La conséquence, c’est de plonger le champ politique dans ce que l’on pourrait qualifier de psychose politique.»* ![IMG_3205.JPEG](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/c56552e3-92d5-4184-ada5-09359308b20e/large "La longue Diagonale du Vide, depuis Colombey-les-Deux-Eglises, en Haute-Marne.") Je médite ces paroles en croisant sur l’A31 direction nord, France Info dans les oreilles, qui sera la bande-son de notre périple. A l’instant, j’entends ceci: *«Les gens disent qu’ils vont voter RN parce que c’est le seul truc qu’ils n’ont jamais essayé. Mais moi, par exemple, je n’ai encore jamais essayé de sauter du deuxième étage de la tour Eiffel sans parachute.»* (Une intermittente du spectacle) Un peu plus tard, sur la même antenne, il est question d’Eric Ciotti, le lutin pince-sans-rire qui dirige ce qui reste des Républicains, le parti dit «gaulliste», qui fut autrefois un «parti de gouvernement». Mardi 11 juin, après qu’il a décidé de s’allier au RN sans consulter ses troupes, les barons du parti l’ont destitué (mesure qui sera retoquée par la justice quelques jours plus tard). Fâché, le Niçois s’est réfugié tout seul dans son bureau, porte d’entrée du bâtiment close. *«Vous vous rendez compte, c’est un forcené, il s’est enfermé dans le bureau du Général de Gaulle!»*, s’étrangle aussitôt un cadre dirigeant des Républicains. Dans quel autre pays au monde invoque-t-on avec une telle régularité les mânes d’une figure tutélaire disparue il y a… 53 ans? Le bureau du Général, ça tombe bien, il se trouve juste devant nous. Enfin, sa reconstitution. Car nous voici arrivés à Colombey-les-Deux-Eglises, au nord du département de la Haute-Marne, région Grand Est, en plein milieu de la Diagonale du vide, ainsi nommée en raison de sa faible densité de population et qu’on appelle aussi le «désert français». Inauguré en 2008 par Nicolas Sarkozy, juste sous l’imposante croix de Lorraine qui se voit loin à la ronde, le musée mémorial ne fait pas les choses à moitié. ### L’immense verve du Général Si la trace dans l’histoire de l’homme de l’appel du 18 juin y est brillamment mise en scène, ce qui frappe le plus le visiteur que je suis est l’insistance involontaire sur la France d’avant, celle où tout était mieux. La France puissance, la France qui compte, qui en impose, la France qui inspire. Ainsi de la période 1958-1969, présentée comme *«Les années de Gaulle: le temps de la croissance».* Il est rappelé que le pays connaît alors un taux de croissance annuel moyen du PIB de 5.8%, et que, puisque la population active n’est pas suffisante pour suivre le rythme, *«il faut faire appel à une importante immigration».* Les Trente Glorieuses s’exposent sous nos yeux, centrale nucléaire (maquette), Citroën Ami 6 (grandeur nature), mini-jupe (mannequin). ![IMG_3216.JPEG](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/267e71cb-ff79-4434-946a-c41f44b89f18/large "Une assiette à l'effigie du Général. Et pourquoi pas? | SE, Heidi.news") Sur le panneau d’à-côté *(«Les années de Gaulle, le temps de la grandeur»*) il est question du non-alignement sur l’Alliance atlantique, d’un pays souverain et bien armé, à cheval entre les deux blocs, qui n’a peur de personne. Nous terminons la visite par ce répertoire des expressions gaulliennes, où l’on repère notamment: * *«Laisser pisser le mérinos»* (En 1963, dans une conversation privée, de Gaulle utilise ce terme pour signifier «laisser tomber, ne pas se préoccuper de quelque chose».) Sans oublier l’indépassable: * *«La chienlit»* (Mot utilisé en privé le 19 mai 1968 pour désigner la profusion désordonnée des événements, dont le sens premier désigner l’action de «déféquer au lit».) Ce mot daté, plus personne ne l’utilise. Enfin, presque. *«Sans la dissolution, cela aurait été la chienlit.»* (Emmanuel Macron, île de Sein, Finistère, 18 juin 2024) ### Une soirée à Piney *«Ma circonscription, elle fait 102 kilomètres d’un bout à l’autre, autant dire qu’il est indispensable de bien connaître le territoire»,* dit Jordan Guitton, député RN sortant dans la «1ère circo» l’Aube, 29 ans, bac + 5, études en droit public. Voilà qui donne une bonne idée de la densité de population dans la région, sachant que toutes les circonscriptions sont conçues pour rassembler environ 100'000 citoyens en âge de voter — un peu plus même, avec la croissance de la population. ![IMG_3336.JPEG](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/ae653939-1bc8-4bec-aaa1-e7c1dbfc15d8/large "Tract de campagne pour Jordan Guitton, 19 juin 2024 à Piney. | SE, Heidi.news") Elu pour la première fois en juin 2022, Jordan Guitton est candidat pour sa réélection, ce qui devrait être une formalité. Première question: * Est-il obligatoire de se prénommer Jordan pour réussir au RN? * Non, mais je connais bien Bardella, et nous sommes de la même génération. Ce soir, il entame sa campagne électorale par le village agricole de Piney, 1447 âmes, qui a donné 282 voix à la liste RN aux européennes du 9 juin dernier, sur 531 suffrages exprimés, vous ferez le calcul. Vous préférez qu’on le fasse à votre place? A Piney, le parti d’extrême-droite pèse 53%, ce qui n’est pas si original puisque 427 des 429 communes du département ont voté RN. Dans une petite salle communale, une trentaine de personnes sont venues écouter leur député, déjà convaincues de leur choix, comme ce retraité: *«J’ai voté Chirac, j’ai voté Sarkozy, mais maintenant on a besoin de sévérité dans ce pays.»* ![IMG_3337.JPEG](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/d02e4d28-a7a2-47bb-b72f-563577def532/large "Jordan Guitton, candidat RN dans la 1re circonscription de l'Aube, à Piney, le 18 juin 2024. | SE, Heidi.news") A quoi ressemble le Rassemblement national aux portes du pouvoir, dans l’un des deux principaux pays de l’Union européenne? Pour s’en faire une idée, la soirée électorale à Piney est instructive, une heure trente de discours de la méthode, par un élu national qui débite l’argumentaire sans notes. Voici ce qu’on peut en retenir : 1. Jordan Guitton connaît ses dossiers. Ou plutôt, il connaît le nombre de ses interventions (250 amendements, 3 propositions de loi, 51 questions écrites au gouvernement) pendant ses deux ans de législature. On a souvent reproché jusqu’ici aux élus RN, une fois installés dans un hémicycle, de se comporter en touristes incompétents. Dés lors, prouver le contraire est essentiel. 2. L’immigration n’est plus la principale obsession du RN, seulement la seconde, ou alors le QG du parti l’a bien caché dans ses éléments de langage. Ceux de Jordan Guitton sont calqués, à la virgule près, sur ceux de l’autre Jordan. *«Mon souci premier, c’est votre pouvoir d’achat. Je suis aussi très inquiet de la raréfaction des services publics et des déserts médicaux, nous allons nous battre.»* 3. Le RN ne rasera pas gratis. Quand on s’apprête à prendre les commandes, on oublie les grandes déclamations d’antan. Pragmatisme ou tromperie sur la marchandise? Voici ce que répond Jordan Guitton à cet agriculteur qui trouve qu’il y a *«trop de Roumains dans les champs, et qu’on devrait forcer des chômeurs français à les remplacer»:* *«Il ne faut pas croire qu’il y aura des murs aux frontières de la France. Il y aura des portes, qu’on choisira d’ouvrir ou non. Les immigrés n’auront pas droit à des aides sociales pendant cinq ans, ce qui devrait décourager la plupart d’entre eux de venir tenter leur chance ici. Cela dit, je ne vois pas bien comment vous feriez sans les Roumains.»* ![IMG_3218.JPEG](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/3005eb01-4bb1-4ad6-95de-082d332a003d/large "La Diagonale du vide vue depuis Piney. | SE, Heidi.news") ### **Pas d’embrasement** Jordan Guitton passe la soirée à rassurer. Les mots, parfois lénifiants, sont les mêmes que ceux de la droite classique, modération fiscale, rigueur budgétaire. On aidera les Français *(«ils sont peu nombreux, ceux qui se portent bien»)* à payer leur essence et leur électricité moins cher, sans trop de détail sur le financement de ces promesses qui se réduisent au fur et à mesure qu’approche le premier tour. La nouvelle extrême droite fait profil bas. Elles sont loin, les années de la «dédiabolisation», désormais banalisation, bientôt peut-être déception? Ne vous méprenez pas, dit-il à ses partisans: en cas de cohabitation avec le président de la République, *«notre marge de manœuvre sera réduite»*. Cette France sur le point de basculer dans les bras d’un RN devenu fréquentable, ou qui affecte de l’être, n’est peut-être pas au bord de l’apocalypse politique. Même les rivaux du parti lepéniste en conviennent, ce qui n’est pas la moindre des surprises. *«On doit bien reconnaître que la majorité des électeurs sont régaliens»*, dit Dominique Schmeltz, premier secrétaire du Parti socialiste dans l’Aube, qui vient de recevoir les affiches des candidats du Nouveau Front populaire pour les trois «circos» du département. *«Même en cas de victoire du Rassemblement national, il n’y aura pas d’embrasement.»* Les socialistes laissent-ils pisser le mérinos? En attendant de le savoir, nous nous dirigeons vers Troyes, préfecture de l’Aube, pour y manger une andouillette AAAAA, certifiée par la fameuse Association amicale des amateurs d'andouillette authentique. Sa dissolution dans l’estomac pourrait s’avérer complexe. Risque de chienlit à ne pas négliger. ![IMG_3226.JPEG](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/2e452691-d4c3-4b64-b586-c1228e3bb795/large "On reconnaît l'authentique andouillette AAAAA (\"cinq A\") à sa texture unique et savoureuse. | SE, Heidi.news") **Pour le prochain épisode, on se dirige vers la Troisième couronne ennuyeuse, Chartres et alentours. A dans deux jours!**