Les pays engagés dans la recherche scientifique en milieu polaire disposent de bateaux scientifiques dédiés à la recherche. Ce n’était cependant pas le cas de la Suisse en dépit de son expertise en glaciologie, en sciences de l’environnement et de la création du Swiss Polar Institute en 2015. C’est désormais corrigé grâce au Forel, qui appareille ce week-end pour sa première expédition au Groenland.

Cent-vingt tonnes, une coque en aluminium de 28 mètres de long, deux moteurs de 400 chevaux alimentés par 30 000 litres de gasoil, deux mats pour 285 mètres carré de voiles, un winch motorisé pour descendre à 1000 mètres de profondeur, une rosette pour échantillonner les eaux… Le Forel, le premier bateau suisse consacré à la recherche polaire, a beau se situer dans la catégorie des nouvelles petites plateformes d’exploration scientifique, il impressionne ses visiteurs en Bretagne, comme la présidente désignée de l’EPFL Anna Fontcuberta.

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Le Forel est amarré à côté du Pen Duick VI d'Eric Tabarly. | FD, Heidi.news

Baptisé du nom du père de la science des lacs et initiateur de la première expédition suisse au Groenland en 1912, [François Alphonse Forel](https://www.forel-heritage.org/upfiles/documents/202310/051-06408vincent65-15800.pdf), le navire doit larguer les amarres ce samedi 8 juin pour sa première expédition de trois mois dans les fjords du Groenland. Amarré aux côtés des Pen Duick d’Eric Tabarly à Lorient, à l’emplacement du navire polaire français Tara, le Forel sort en effet d’une année de transformation. Bertrand Cardis, le CEO du chantier Decision, était allé constater en 2020 que ce voilier, alors baptisé Parati2 et appartenant à Amyr Klink, le Mike Horn brésilien, correspondait bien au besoin scientifique de l’association Forel Heritage créée par l’ancien président de l’EPFL Patrick Aebischer et son fils Stéphane, jusque-là biologiste à la direction de la gestion de la faune de la région Nord-du-Québec. Après le convoyage du navire depuis le Brésil, début 2023, il restait cependant d’importants travaux d’adaptation. *«Parce qu’il disposait d’un vaste espace inoccupé à l’arrière, ce bateau correspondait parfaitement à l’installation de trois laboratoires et des instruments scientifiques nécessaires à l’étude des régions polaires, très sensibles au changement climatique»*, explique Stéphane Aebischer. *«De plus, avec son faible tirant d’eau* (1,60 m une fois la dérive relevée, ndlr.)*, il permet de s’approcher au plus près des côtes afin d’étudier des interactions bouleversées par le recul des glaciers entre les eaux douces issues de la fonte et la mer.»* *«Avec sa coque en aluminium de huit mètres de large, le Forel peut être pris dans les glaces sans être écrasé»*, précise Bertrand Cardis. *«Il vient en complément des grands bateaux d’exploration polaire d’autres pays»*, ajoute Patrick Aebischer. Reste que même si depuis sa construction en 2000, ce bateau s’est rendu à de multiples reprises en Antarctique, le Forel a dû être entièrement revu pour être adapté aux besoins des scientifiques ainsi qu’aux nouvelles normes de navigation dans les sensibles régions polaires. ![IMG_9489 - copie.jpeg](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/94f12932-e25e-4d2f-81d7-d1afe30135d2/large "La rosette permet d'échantilloner les eaux sur une colonne de 1000 mètres. | FD, Heidi.news") ### **Un laboratoire flottant** Trois laboratoires ont été ainsi installés pour permettre à six scientifiques de travailler à bord. Équipés de flux laminaires, de dispositifs de purification (Milli-Q), de congélateurs, d’armoires chimiques… son *wet lab* et son *clean lab* bénéficient de la miniaturisation de ces équipements pour effectuer des analyses sur place. *«On peut séquencer un ADN complet»*, précise Patrick Aebischer. Dans le *dry lab*, une Ferrybox bardée de capteurs permet d’analyser en temps réel la composition physico-chimique des eaux captés à la surface en permanence. Un appareil équivalent fait la même chose pour l’atmosphère. Même s’il dispose de ses propres racks de mémoire informatique, le Forel est aussi relié à internet via Starlink (et avec Iridium en backup) afin de permettre aux scientifiques de partager leurs données avec leurs collègues restés à terre. Le Forel est aussi équipé d’une rosette, un dispositif de 12 bombonnes permettant d’échantillonner les eaux jusqu’à une profondeur de 1000 mètres avec en son centre un CTD (*Conductivity Temperature Depth*) un dispositif qui analyse la conductivité électrique et la température avec une grande précision afin de mesurer le mouvement des eaux en fonction de leurs caractéristiques. ![Capture d’écran 2024-06-06 à 14.41.18.png](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/abb8bbe7-9b85-41d3-a218-cba07bc6d67c/large "Les équipements scientifiques du Forel./Heidi.news") ### **Un chantier propre en ordre en Bretagne** Concernant le bateau en lui-même, il a aussi été nécessaire de remplacer les deux moteurs afin de respecter le Code polaire, élaboré en 2017 par l’Organisation maritime internationale pour réguler le trafic maritime croissant dans les régions arctiques et antarctiques. Deux nouveaux moteurs diesel de 400 CV ont été installés avec la particularité que leurs échappements sont capturés et directement recyclés sous forme d’urée (ultérieurement transformé en engrais) afin d’éviter le rejet de gaz nocifs dans l’atmosphère. Un impératif pour un bateau qui étudie le changement climatique. Il embarque par ailleurs à bord des instruments de mesure de la composition physico-chimique des environnements qu’il explore, y compris de leurs polluants. Outre la propulsion à voile avec deux mats à balestron qui évitent aussi d’encombrer le pont de trop de haubans, douze panneaux solaires de 180 watts installés sur le portique arrière complètent deux groupes électrogènes neufs qui alimentent le système électrique et une tonne et demie de batteries. Le pont a été recouvert de panneaux en liège qui servent aussi d’isolant thermique. L’intention est en effet à terme d’hiverner en zone polaire avec le bateau. ![IMG_9477 - copie.jpeg](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/7a2b5665-fd1d-4c8e-bf8d-829bb6dd540e/large "Le Forel a été transformé pour minimiser son impact sur l'environement./Heidi.news") ### **Mission phytoplancton** Le Forel doit maintenant rejoindre d’ici une dizaine de jours le Groenland. Pour son capitaine, Baptiste Régnier, il s’agit bien sûr de tester le comportement du navire. Mais à côté des six membres d’équipage, six scientifiques vont aussi embarquer à l’occasion de deux premières missions. Il s’agira d’abord de membres du programme scientifique GreenFjord supporté par le Swiss Polar Institute et dont *Heidi.news* avait rapporté [les premiers travaux](https://www.heidi.news/explorations/groenland-au-bord-d-un-monde-qui-fond/dans-les-fjords-du-groenland-ou-les-scientifiques-suisses-pechent-de-l-eau) l’an dernier. Ils doivent se rendre dans le fjord Nordre Sermilik dans le sud-est du Groenland pour y étudier les interactions entre la glace, l’air, l’océan et la biodiversité. Professeure assistante au Laboratoire de recherche sur les environnements extrêmes de l’EPFL à Sion, et l’une des leaders de GreenFjord, Julia Schmale explique: *«Nous cherchons à comprendre comment l’apport en nutriments nécessaire au phytoplancton change lorsque les eaux de fonte arrivent dans la mer par des rivières et des glaciers devenus terrestres plutôt que lorsqu’un glacier flottant fond directement dans l’océan. L’eau douce est plus légère que l’eau saline. Si elle vient de rivières à cause du recul des glaciers, elle risque de rester en surface et donc de moins brasser les nutriments nécessaires à la floraison du phytoplancton.»* *«C’est important parce que s’il y a moins de phytoplancton produit, cela signifie qu’il va aussi moins fixer de carbone capturé dans l’atmosphère en sédimentant»*, précise Stéphane Aebischer. *«La floraison du phytoplancton joue pour les océans un rôle équivalent à celui des arbres sur Terre. Et on se rend compte maintenant que l’on a minimisé l’importance de ce puits de carbone océanique».* Le phytoplancton est en outre le socle de la chaine alimentaire dans la mer. Sa diminution a un effet démultiplié pour les poissons et les cétacés comme le relève cette récente [étude](https://www.qmul.ac.uk/media/news/2024/se/climate-change-threatens-fish-supply-tiny-phytoplankton-big-consequences.html#:~:text=Their%20findings%20reveal%20that%20when,plummets%20by%2038%2D55%25.) britannique. Ce sera aux chercheurs de l’Université Laval au Canada, qui vont participer à la deuxième mission du Forel cet été, d’éclairer ces aspects liés à l’impact des changements environnementaux en milieu polaire sur la biodiversité.