Dans son programme, l’AfD ne fait pas mystère de sa fascination pour le modèle autoritaire du Kremlin. Des idées qui séduisent, notamment en ex-Allemagne de l’Est. Pendant ce temps, les enquêtes se multiplient à Bruxelles et en Allemagne pour des soupçons de corruption par la Russie de grandes figures du parti. Des assistants parlementaires ont été perquisitionnés et accusés d’espionnage.

Les scandales et les enquêtes sur des assistants parlementaires européens accusés d'espionnage s’accumulent, mais Alternative pour l’Allemagne (AfD), le parti d’extrême droite allemand, est toujours crédité de 15% des voix aux élections européennes du 9 juin 2024. Plus encore, depuis de longs mois déjà, les instituts de sondage placent pour la première fois l’AfD en tête de trois scrutins régionaux prévus en septembre prochain, en Saxe, dans le Brandebourg et en Thuringe.

En Allemagne, l’année politique 2024 se joue donc dans trois des cinq Länder de l’ex-République démocratique créée par les Soviétiques en 1949. Soixante-quinze ans plus tard, mais seulement 34 ans depuis l’effondrement de cette dictature, une majorité d’électeurs s’apprête à voter pour le seul parti qui propose de reconstruire un pont vers le Kremlin. Admiratif de la méthode Poutine et de la réécriture de l’histoire qu’il opère en Russie, prétendument espace de bonheur absolu, l’AfD, en usant des mêmes ressorts, ramène ses sympathisants et ses électeurs à la nostalgie d’une certaine Allemagne.

### Virage à l’est Jamais depuis la fin de la guerre, un parti politique, qui se décrit comme *«bürgerlich»* (terme allemand pour définir les partis «bourgeois» conservateurs qui s’adressent à un électorat de droite et de centre-droit), ne s'était détourné de ses liens avec l'Occident pour aligner sa politique étrangère sur Moscou. [Le programme de l’AfD pour les élections européennes](https://www.afd.de/europawahlprogramm2024/) *(lien en allemand)* ne prône pas seulement une *«normalisation des relations avec la Russie et la levée des sanctions»*, mais aussi un ensemble de mesures favorables à Vladimir Poutine. En 11 ans d’existence et trois scrutins européens, l’AfD est passée d’une position atlantiste à une posture pro-russe et anti-OTAN hostile aux Etats-Unis, dont les soldats n’auraient plus rien à faire en Allemagne. Le parti fait cause et sémantique commune avec les nationalistes russes en reprenant pour la première fois dans son programme des éléments de langage du Kremlin. Sur un *«ordre mondial multipolaire»*, par exemple, où chaque grande puissance exercerait son hégémonie sur ses voisins. Ou encore sur l’emploi du terme *«Eurasie»* — référence à la doctrine impérialiste en vogue au Kremlin, laquelle accorde à la Russie une prééminence culturelle sur le continent et le devoir de lutter contre la puissance américaine. Cela implique aussi de détruire les démocraties libérales européennes et, par conséquent, l’Union européenne. #### Lire aussi: **[Guerre en Ukraine: l’eurasisme, source d’inspiration pour l’expansionnisme poutinien](https://www.heidi.news/articles/guerre-en-ukraine-l-eurasisme-source-d-inspiration-pour-l-expansionnisme-poutinien)** Vladimir Poutine a ainsi trouvé un allié, qui dans son programme, propose comme alternative à l’UE une *«coopération accrue»* de l’Allemagne avec l’Union économique eurasiatique (UEE), partenariat entre États d’Asie centrale initié par Moscou. Le parti souhaite aussi pour son pays un statut d’observateur au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai, un club de régimes autocratiques dominé par la Russie et la Chine. ### La paix en étendard L’AfD voit une méthode gagnante dans ces modèles autoritaires dirigés par des hommes forts, charriant un imaginaire masculiniste et violent, rejetant le pluralisme et la diversité, exaltant la «nation». De fait, creuser le sillon pro-russe ne semble pas nuire à l’image patriote de l’AfD. Son électorat s’y retrouve, comme si ce plaidoyer russe était aussi un plaidoyer pour la sécurité et la croissance de l’Allemagne. En s’adossant à la Russie et en conspuant la puissance américaine, dont *«les décisions entraîne\[raie\]nt l’Allemagne dans des conflits»*, l’AfD entend se poser en défense, en cohérence avec ses thèmes habituels de politique intérieure (renforcement des frontières, lutte contre l’immigration et la délinquance…). Sur le plan économique, on peut lire dans le manifeste pour 2024 que *«pendant des décennies, la Russie a été un fournisseur fiable et le garant d'un approvisionnement énergétique bon marché»*. Sans elle, *«\[l’i\]industrie à forte consommation d'énergie devient le talon d'Achille de l'économie allemande.»* Ainsi, *«la fin de la guerre en Ukraine, des relations germano-russes pacifiques et la remise en service du gazoduc Nord Stream»* sont censés ramener la prospérité et la stabilité. Il s’agit là de deux préoccupations fortes de l’électorat conservateur allemand qui, quand elles étaient satisfaites, ont assuré la longévité d’Angela Merkel au poste de chancelière. Pour l’AfD, rien de plus simple, il suffit de ramener ses électeurs quelques années en arrière, quand l’Allemagne conduite par l’ancienne chancelière et son prédécesseur social-démocrate Gerhard Schröder, ont mené pendant 20 ans une politique étrangère favorable à la Russie. ### «Allemagne unie» [A ses débuts](https://www.heidi.news/explorations/tout-pour-l-allemagne/comment-le-parti-d-extreme-droite-afd-a-echappe-a-ses-createurs), l’AfD n’avait pas de relations officielles avec Moscou. Mais dès 2016, trois ans seulement après sa naissance, il devient le relais en Allemagne de campagnes de désinformation orchestrées par la diplomatie et les médias russes contre la politique d’accueil des réfugiés. Le rapprochement se structure l’année suivante lors de l’entrée de l’AfD au Bundestag. De nombreux élus multiplient les voyages dans la capitale russe ou, de façon plus provocatrice, dans les régions ukrainiennes annexées par la Russie. Ils sont reçus par les plus hautes autorités, obtiennent de longues interviews dans des programmes télévisés russes de propagande dans lesquels ils dénoncent la *«dictature de l’opinion»* en Allemagne et attestent de l’état de *«démocratie»* qui règnerait en Russie. De retour à Berlin, les députés AfD multiplient les discours et les motions pro-russes et s’entourent de collaborateurs dont les CV ne cachent ni leurs occupations passées ou actuelles, ni leur proximité idéologique avec les nationalistes de Moscou. Les liens se resserrent sur le plan stratégique. L’hebdomadaire allemand *Der Spiegel* [révélait fin avril 2024](https://www.spiegel.de/politik/deutschland/afd-spionageaffaere-russland-und-china-im-fokus-neue-enthuellungen-belasten-die-partei-a-46042b96-2d61-4bb4-ac25-ead57d7d6285) l’existence d’une synthèse sur l’état de l’Allemagne élaborée en septembre 2022 par les services du Kremlin: tableau bien sombre de la situation économique et sociale, divisions croissantes dans la société, le chaos menace. Il y est donc question d’augmenter la popularité de l’AfD en développant le concept de parti protecteur et rassembleur, décliné cette année dans ses campagnes européennes et régionales. Les stratèges suggéraient aussi un nouveau nom pour le parti: «Allemagne unie» — sur le modèle de «Russie unie», le parti de Vladimir Poutine — ou «Unité allemande». Pour l’instant, sans suite. ### Des élus payés par Moscou? Quelques semaines plus tôt, en ce même mois d’avril, des premières révélations jettent une lumière crue sur ce pas de deux entre l’AfD et Moscou. Elles impliquent la tête de liste aux Européennes, Maximilian Krah et le numéro deux, Petr Bystron. Sur ce dernier, le service de renseignement intérieur tchèque (BIS) dispose d’enregistrements audio et vidéo où l’élu, assis à bord d’une voiture, reçoit des petits paquets des mains d’Artem Marchevsky, un responsable de *Voice of Europe* (un site web et une chaîne Youtube) financé par un oligarque fidèle à Poutine. Ce portail de propagande russe disponible en seize langues offre des tribunes aux députés européens pro-russes dans l’espoir d’influencer le résultat des élections de juin. Ce jour-là, Bystron aurait reçu 20’000 euros. La tête de liste, Maximilian Krah, est aussi sous le coup de soupçons pour de possibles pots-de-vin en provenance de Russie et de Chine, d’où est originaire un de ses assistants parlementaires, Jian Guo, lui aussi dans le collimateur de la justice. Accusé d’espionnage, ce dernier aurait livré à Pékin des documents du Parlement européen et des informations sur des opposants chinois en exil. Le parquet de Dresde (Saxe) a ouvert deux enquêtes préliminaires, notamment pour corruption de député. ### Secoué par une «tempête de feu» Cette série de scandales a conduit le 23 mai à la rupture entre le Rassemblement national français (RN, ex-FN) et l’AfD, ainsi qu’à l’exclusion de l’AfD du groupe Identité et Démocratie (ID) au Parlement européen, qui comprend le RN français, la Ligue italienne et le PVV néerlandais de Geert Wilders. La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, candidate à un second mandat, refuse de coopérer avec les partis d'ID, accusés d'être des *«marionnettes de Poutine»*, mais ouvre la porte à une alliance avec l’autre groupe d’extrême droite au Parlement, ECR («Conservateurs et réformistes») qui compte Fratelli d'Italia, le parti Droit et Justice (PiS) polonais, Vox (Espagne) et Reconquête (France). Six jours plus tard, l’affaire se corse: le 29 mai, la police judiciaire fédérale de Bruxelles a procédé à des perquisitions au domicile de Guillaume Pradoura, l’assistant parlementaire français de Maximilian Krah. Ces perquisitions *«s'inscrivent dans le cadre d'un dossier d'ingérence, de corruption passive et d'appartenance à une organisation criminelle, et concernent des indices d'ingérence russe, selon lesquels des membres du Parlement européen auraient été approchés et payés pour promouvoir la propagande russe via le site Voice of Europe»*, précise le parquet fédéral. Etrange campagne, dès lors, pour l’AfD: il était trop tard pour changer les deux têtes d’affiche, toujours en lice mais mises à l’écart, forcées au silence, officiellement *«pour ne pas nuire à la campagne et à la réputation du parti»*. En meeting samedi 27 avril, le co-président du parti, Tino Chrupalla a été le seul orateur à prononcer le nom de Maximilian Krah. Ce que vit l’AfD, a-t-il déclaré, est une *«tempête de feu»*, mais son parti *«sortira renforcé de cette histoire»*.