Sauf si vous avez passé les derniers mois dans une caverne, vous avez surement entendu parler des molécules comme Ozempic. Ce sont des médicaments pour perdre du poids, normalement réservés aux personnes diabétiques et obèses. Sauf qu’eux n’en trouvent parfois plus, parce que d’autres s’arrachent ces molécules plus chères que l’or afin de perdre quelques kilos pour la plage. Ces derniers mois, j’ai plongé corps et âme dans cette innovation, pour vous raconter cette histoire de Nobel, de milliards, de tripes, et même de monstres.

Sur Instagram ou Tik Tok, les filtres destinés à rendre nos selfies plus sexy ne comportent pas la fonction obésité. Normal, puisque notre société tend à stigmatiser les gros et même à cacher les très gros.

Par son travail, l’artiste-photographe turque Meltem Işık, qui illustre notre Exploration «Minceur sur ordonnance», nous tend un miroir différent. Dans son objectif, la grosseur des corps devient beauté. Elle nous renvoie en pleine figure nos biais stigmatisants à l’égard de ceux qui sont en surpoids. Nous rappelle qu’il existe d’autres esthétiques: avant les mannequins anorexiques, il y a eu Rubens.

En creux, les images de Meltem Işık soulèvent la question de l’obsession contemporaine de la minceur. Au point que le monde s’arrache aujourd’hui des médicaments comme Ozempic ou Zepbound, destinés aux personnes diabétiques et obèses parce qu’ils promettent de perdre quelques kilos. Derrière cette quête de minceur se cache un phénomène plus profond. Peut-être un changement de civilisation. Bigre. Je m’explique. ### Le tournant de la pomme de terre Il y a une vingtaine d'années, dans l’auditorium Ronald Reagan à Washington DC, j'ai assisté à l’une des présentations scientifiques les plus marquantes de ma vie. L’orateur, Richard Smalley, prix Nobel de chimie 1996 pour la découverte d’un nouvel état du carbone, avait commencé en nous montrant une image immense de cellules en mouvement. *«Ce sont celles de mon cancer»*, avait-il ajouté, pour expliquer son intérêt croissant pour la biologie. La diapositive suivante était encore plus frappante. Elle montrait l’évolution de la population humaine depuis 5000 ans av. J.-C. La première partie du graphique était relativement stable, autour de 500 millions d’individus. Mais au mitan du 17e siècle, la courbe devient exponentielle et s'envole jusqu'à atteindre 8 milliards de nos jours. *«Pourquoi cette inflexion aux alentours de 1650?»*, avait demandé Richard Smalley. *«Le début de la révolution industrielle»*, avait avancé quelqu’un. *«La machine à vapeur de James Watt n'apparait qu'un siècle plus tard»*, avait répondu le prix Nobel. *«Les vaccins»*, avait tenté un autre. *«Jenner vaccine son premier patient en 1796»*, avait rétorqué Smalley. Le nobélisé avait fini par livrer la réponse: *«C’est l’introduction de la culture de la pomme de terre, qui met fin aux famines récurrentes jusque-là.»* Bien sûr, d’autres facteurs comme la mécanisation, l’eau courante, les progrès médicaux, le lait maternisé ou la réfrigération, jouent tous un rôle dans la croissance exponentielle de la population humaine. Et il y a encore des famines dans les parties les plus pauvres du monde. Mais ce tournant de la pomme de terre est réel. Et ce qu'il révèle sur nos dispositions est vertigineux. Notre métabolisme énergétique, les mécanismes par lesquels nous transformons nos aliments en énergie, sont à peu près les mêmes qu'il y a 350 ans, durée ridicule à l'échelle de l'évolution. Sauf que désormais, beaucoup d'entre nous avons accès 24/7 à une source intarissable de calories. ### Programmés pour grossir Si l’on suit Steve Bloom, l’un des plus grands spécialistes mondiaux de l’obésité à retrouver dans l'Exploration, notre métabolisme ne s’est même pas adapté aux changements d'alimentation intervenus depuis l'invention de l'agriculture il y a 10'000 ans. Des centaines de milliers d'années à chasser, cueillir ou pêcher une nourriture remuante ont programmé *Homo sapiens* à saisir toutes les opportunités de se nourrir et à stocker au maximum en prévision de temps moins fastes. Meilleures étaient ces capacités, meilleures étaient les chances de survie et de passer ses gènes à la génération suivante. Les obèses du monde d’aujourd’hui, au nombre de 1 milliard selon l'OMS, ne sont donc rien d’autres que les descendants des super performeurs de la sélection naturelle. Cela ne mérite certainement pas les stigmates que notre société produit à leurs égards, comme l'accusation de manquer de volonté. Heureusement, c’est en train de changer. Comme va vous le raconter notre Exploration, il se trouve qu’on a découvert dans les 40 dernières années que ces phénomènes de faim vorace et de stockage des graisses sont en grande partie pilotés par des hormones, produites notamment dans les intestins. Et elles parlent à notre cerveau. L’une d'entre elles, GLP-1, est directement à l’origine de médicaments comme Ozempic ou Zepbound, qui rapportent des milliards à la pharma et suscitent déjà des bagarres en vue d'un Nobel attendu. ### Minceur préventive Pour l’instant, ces médicaments sont réservés à la prise en charge du diabète et de l'obésité. A juste titre. Ils démontrent déjà leurs bénéfices pour la santé du cœur, du foie, des reins… Associés ou non à d’autres hormones issues du système digestif, ils sont aussi à l’essai dans des maladies comme Alzheimer, les cancers et même les addictions. Mais tout suggère qu’ils ne vont pas rester réservés à ces pathologies. Depuis un siècle, nos médecins s’emploient à nous conseiller de perdre quelques kilos pour notre santé, sans grand succès. Si 12% des Suisses sont obèses, 43% sont en surpoids (69% aux Etats-Unis). De la Chine au Moyen-Orient, la globalisation a engraissé les populations au sens propre. En nous permettant d’agir sur notre faim et d’autres processus biologiques, les analogues de GLP-1 nous aident à reprendre le contrôle de notre métabolisme issu de l'évolution. Et à prévenir toutes sortes de maladies issues de notre voracité programmée. *«L’appétit devient un facteur que l’on peut réguler avec une molécule, un peu comme la pression sanguine»*, me confiait à ce sujet Jens Holst, l’un des découvreurs de GLP-1. Ce qui fait de la découverte de ces médicaments le pendant d'un événement aussi majeur que la révolution de la pomme de terre.