Le 9 juin, la Suisse se rendra aux urnes pour voter sur une série d’objets dont vous connaissez la liste. Mais c’est aussi à cette date que l’Europe aura à voter pour former un nouveau Parlement. Avec, en embuscade, une myriade de partis d’extrême-droite, dont le plus inquiétant de tous, celui qui avance en se radicalisant: l’Alternative pour l’Allemagne. C’est le sujet de notre nouvelle Exploration, dont je suis venu vous parler. Et un peu de ma grand-mère.

En Suisse, les électeurs auront à se prononcer sur des dizaines d’objets cantonaux et quatre objets fédéraux, dont une initiative populaire remarquable visant à étendre un droit à l’intégrité physique déjà garanti par la Constitution. «Et si demain l’exigence serait (sic) de se faire injecter une puce électronique sous la peau?», s’inquiètent les initiants, qui jurent encore aujourd’hui qu’il «n’y a pas eu de pandémie de Covid en Suisse». Seulement une grosse grippe.

Journée passionnante, donc. Mais il n’est pas impossible qu’on ait l’esprit ailleurs.

Au même moment, mais de l’autre côté de la frontière, c’est-à-dire en Europe unie, les électeurs seront appelés à élire leurs députés européens. Et, contrairement à une idée tenace, l’assemblée de Strasbourg [n’a plus rien d’un Parlement croupion](https://theconversation.com/elections-europeennes-distinguer-les-enjeux-objectifs-des-enjeux-percus-229205). Au fil des réformes, elle s’est vu doter des prérogatives d’une vraie chambre basse, capable de peser sur les décisions initiées à Bruxelles. Qu’on pense à [la fin des moteurs thermiques](https://www.usinenouvelle.com/article/les-vingt-sept-approuvent-la-fin-des-moteurs-thermiques-en-2035-dans-l-union-europeenne.N2021152) ou à [la loi sur l’intelligence artificielle](https://www.letemps.ch/cyber/intelligence-artificielle/l-union-europeenne-adopte-une-loi-sur-l-intelligence-artificielle-une-premiere-au-niveau-mondial). Actuellement, c’est la droite (PPE) qui domine au Parlement européen, mais tout le monde aura les yeux rivés sur une donnée: l’essor des partis d’extrême-droite. En France (Rassemblement national, aux portes du pouvoir), en Italie (Fratelli d’Italia, au pouvoir), en Autriche (FPÖ, prêt à reprendre le pouvoir) et en Hongrie (Fidesz, au pouvoir), la droite populiste dépasse, [parfois allègrement](https://www.tdg.ch/le-spectre-de-lextreme-droite-plane-sur-les-europeennes-840309403244), la barre de 25% des intentions de vote. ### Des bottes qui luisent encore Mais s’il y a un endroit que tout le monde va avoir à l’œil, c’est bien l’Allemagne. De par son histoire et son poids politique, de par sa centralité naturelle en Europe, le pays de Goethe est au cœur de toutes les attentions. S’il tombe, tout est permis. Et la montée fulgurante du parti Alternative pour l’Allemagne (Alternative für Deutschland, AfD pour les intimes) ces dernières années est un ébranlement dont il est bon de savoir mesurer la portée. Confession: ma grand-mère, née en 1924 dans le sud-ouest de la France, n’aimait pas beaucoup *«les Boches»*. Quand elle en parlait, c’est-à-dire rarement, les mots comme *«Kartoffel»* et *«schnell»* sonnaient comme des insultes, et les bottes noires des officiers de la Wehrmacht débarqués dans sa maison d’Ambarès-et-Lagrave, près de Bordeaux, par un beau jour de 1941 (ou 1942?), n’avaient jamais cessé de luire. J’étais adolescent, et je riais de bon cœur à cette évocation d’un passé révolu, encore vibrante d’indignation. Mitterrand et Kohl s’étaient tenu la main devant un monument à la mémoire de Verdun, Chirac et Schröder filaient le parfait amour, Fukuyama avait écrit *La Fin de l’histoire*. Tout irait bien. ### Tout pour l’Allemagne Vingt-cinq ans plus tard, en mai 2021, Björn Höcke, figure de l’aile dure de l’AfD, est en meeting à Merseburg, en Allemagne de l'Est. Devant la foule assemblée, il scande *«Tout pour notre patrie, tout pour la Saxe-Anhalt, tout pour l'Allemagne»*, reprenant sans vergogne le slogan des SA nazis (*«Alles für Deutschland»).* Il vient [d’être condamné](https://fr.euronews.com/my-europe/2024/05/15/allemagne-le-responsable-de-lafd-bjorn-hocke-ecope-dune-amende-pour-avoir-utilise-un-sloga) par les tribunaux allemands pour cette phrase dont il ne peut ignorer la portée, mais son parti pèse 15% dans les intentions de vote aux européennes. Ma mamie, paix à son âme, n’aurait pas ri. Bref, vous voyez le sujet. Il se joue quelque part dans ces contrées plus ou moins charmantes de la Saxe et de la Thuringe, et désormais un peu partout en Allemagne, comme un changement d’air. On n’aime pas ce qu’est devenue la République fédérale, on déteste les bobos de Berlin et Hambourg, on a peur d’une guerre avec une Russie qu’on aime encore, l’énergie est chère et les Syriens encombrants. Alors, au mépris de l’histoire, ou peut-être parce qu’on en tire d’autres leçons, on vote AfD. ### Pendant ce temps, en Suisse saxonne C’est pour ça que nous avons décidé d’en faire une Exploration, baptisée «Tout pour l’Allemagne». Elle est signée Flavia Gillioz, jeune journaliste valaisanne prometteuse, passée par notre rédaction du bout du lac ce printemps. Le [premier épisode](https://www.heidi.news/explorations/tout-pour-l-allemagne/le-jour-ou-l-afd-a-fait-sauter-le-verrou-de-pirna-en-prenant-sa-premiere-mairie) prend place dans la bourgade de Pirna, 40'000 âmes, porte d’entrée de cette région verdoyante mais isolée qu’on appelle la Suisse saxonne. C’est là qu’en novembre dernier, le menuisier Tim Lochner, officiellement sans étiquette et en réalité soutenu par l’AfD, a pris la mairie. C’était la première grande municipalité d’Allemagne à basculer vers l’extrême-droite. Sans doute pas la dernière. D’autres épisodes suivront, qui visent à présenter des jalons essentiels dans l’histoire de ce parti pas comme les autres. Un parti dont la présidente, Alice Weidel, a vécu discrètement en Suisse pour échapper aux procès en homosexualité. Son conseiller personnel, et plusieurs élus de l’AfD, [ont participé à une réunion secrète](https://www.dw.com/fr/allemagne-remigration-extreme-droite-canada-pourboire/audio-68003363) en novembre à Potsdam, afin de mettre au point un plan de «remigration» aux airs de nettoyage ethnique. La nouvelle, révélée en janvier par l’excellent média *Correctif*, auquel nous avons consacré [un épisode de notre série sur les médias](https://www.heidi.news/explorations/on-a-trouve-des-journalistes-heureux/ce-media-d-investigation-qui-a-jete-des-millions-d-allemands-dans-la-rue), a jeté des millions d’Allemands dans la rue, en protestation. ### OSS 117 en Allemagne de l’Est Depuis, l’AfD n’a cessé d’accumuler des mésaventures dignes d’OSS 117. Sa tête de liste aux européennes, le gommeux Maximilian Krah, qui vient juste d’assurer [qu’un SS «n’\[était\] pas automatiquement un criminel»](https://www.repubblica.it/esteri/2024/05/17/news/candidato*elezioni*europee*afd*maximilian*krah*estrema*destra-423009349/), est soupçonné [d’avoir été payé par Moscou](https://www.politico.eu/article/germany-mep-maximilian-krah-alternative-for-germany-afd-russia-china-payments-spying/) pour contribuer à un de ses réseaux de propagande en Europe. Il semble qu’un de ses assistants au Parlement européen, Jian Guo, travaillait [pour les services secrets chinois](https://fr.euronews.com/my-europe/2024/04/23/lassistant-dun-eurodepute-allemand-arrete-soupconne-despionnage-pour-la-chine). Quant au numéro 2 de la liste, Petr Bystron, il aurait lui aussi [reçu de l’argent du Kremlin](https://fr.euronews.com/2024/04/09/un-membre-de-lafd-accuse-davoir-ete-paye-par-la-russie)… Ces déboires ont fait tomber le parti, crédité de plus de 20% des intentions de vote aux européennes [en fin d’année dernière](https://www.bild.de/politik/inland/politik-inland/umfrage-klatsche-fuer-die-ampel-gruene-nur-noch-bei-13-prozent-85739974.bild.html), à «seulement» 15%. On se demande ce qu’il faudrait pour dissuader le reste des sympathisants. Quelques pistes de compréhension dans cette nouvelle Exploration. Et d’ici là, chers lecteurs, chères lectrices, n’oubliez pas les leçons de l’histoire: il n’y a jamais eu de pandémie de Covid en Suisse. Seulement une grosse grippe.