En décembre 2023, le menuisier Tim Lochner a remporté l’élection municipale de Pirna, avec le soutien de l'AfD. Cette ville en Suisse saxonne, près de la frontière tchèque, a alors concentré tous les regards en Allemagne: pour la première fois, l’extrême-droite prenait une grande mairie. Reportage dans une région où se mêlent la nostalgie de la RDA, un puissant sentiment de relégation, et une peur profonde de la guerre avec la Russie.

«Je vous présente Flavia, elle est à Pirna pour écrire un article sur la Saxe nazie.» Maik, le charpentier quinquagénaire qui m’héberge, rit de son introduction au forceps tandis que je me tortille, mal à l’aise. Depuis que la municipalité est passée à l’extrême-droite, en décembre 2023, la bourgade allemande est sous le feu des projecteurs. Dans cette ville post-industrielle à quelques kilomètres de Dresde, porte d’entrée des Monts métallifères qui marquent la frontière avec la Tchéquie, cette soudaine attention médiatique suscite une ironie teintée d’amertume.

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Bienvenue à Pirna, 40'000 habitants, dans la Saxe. | Flaviaz Gillioz, pour Heidi.news

Pas de quoi gâcher la fête, cependant. Dans cette cave aménagée où règnent des odeurs de saucisse, choucroute et lager bon marché, une vingtaine de quinquagénaires sont réunis pour l’anniversaire de Mica, 62 bougies, voix nasillarde et démarche claudicante à cause d’un vieil accident dans une mine d’uranium. *«La seule ressource que les Russes avaient trouvé à exploiter en Allemagne de l’Est»*, dit un convive. La jambe de bois de Mica n’est pas le seul souvenir de la RDA: derrière le babyfoot, des drapeaux de l’ancienne démocratie populaire égayent le mur de pierres. Au-dessus de nous, trois étages ont été bâtis par les mains de Maik et de ses copains, il y a des années. La bande d’amis est surtout composée de gens du bâtiment, menuisiers, charpentiers, maçons, contremaîtres, architectes. ### Colère contre le système A l’autre bout de la pièce, un petit groupe me dévisage. *«Komm hier, komm! Tu cherches des nazis?»*, demande un homme agité. *«Tu en as une ici, deux, trois là.»* Les femmes qu’il montre du doigt semblent aussi mal à l’aise que moi. J’explique que je suis là pour comprendre le vote AfD, pas pour caricaturer les habitants de la Saxe. Mon interlocuteur se lance dans une tirade en allemand. On ne vote pas pour l’AfD, mais contre le reste. Les partis traditionnels ne donnent aucune perspective. Il y a du brouhaha, l’homme parle vite. Une chose est sûre: il est en colère contre le système. *«Ce qu’il veut dire, c’est qu’on est trop loin de Berlin»*, avance sa voisine de table, Maureen, la quarantaine. *«Les élites berlinoises n’ont aucune idée de notre réalité. Ce ne sont que des gens issus de classes privilégiées. Impossible qu’ils représentent l’intérêt du peuple. C’est pour ça que les politiciens de l’AfD ont du succès ici. Ce sont des gens comme nous, ils nous comprennent.»* ### **Des gens qui nous comprennent** C’est le dimanche 17 décembre 2023 que le destin politique de Pirna a basculé. Tim Lochner, un menuisier bien connu dans le coin, raffle 38,5% des voix. Après des années au sein du conseil communal, c’est la deuxième fois que l’homme de 53 ans briguait le poste de maire. En 2017, il n’avait pas pu rivaliser avec le sortant Klaus-Peter Hanke, qui ne s’est pas présenté en 2023. Ancien de la CDU, l’Union chrétienne-démocrate d’Angela Merkel, Tim Lochner se dit déçu des partis et se présente sans étiquette… et sans faire illusion. S’il n’a pas la carte de l’AfD, ses opinions l’en rapprochent. Lors de sa campagne, il a notamment articulé la théorie du «grand remplacement» (ou «échange de population»), chérie par l’extrême-droite. *«Si, dans certains quartiers, nous avons une proportion d'étrangers de 38% dans les écoles primaires et les garderies, c'est déjà pour moi un échange de population locale»*, affirme-t-il dans les médias après son élection. ![592065150_highres Pirna maire.jpg](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/a80e61b3-ef90-4d83-bee3-4154182c3a97/large "Tim Lochner devant une auberge de Pirna à l'issue du premier tour, le 26 novembre 2023, où il est arrivé en tête avec 37% des voix. | Keystone / DPA / Sebastian Kahnert") Dans la plupart des Länder allemands, seuls les deux candidats les mieux placés peuvent accéder au second tour. Ce n’est pas le cas en Saxe. Face à Tim Lochner, le 17 décembre 2023, se trouvaient Kathrin Dollinger-Knuth de la CDU et Ralf Thiele des Freie Wähler («Les Electeurs libres»), un parti libéral-conservateur. Cette élection triangulaire a empêché le report des voix sur un opposant unique au candidat de l’AfD, et donc profité au candidat d’extrême-droite. Entré en fonction en mars 2024, celui-ci se débat désormais sur des questions mémorielles: il a interdit la célébration le 23 mai des 75 ans de la Loi fondamentale allemande de 1949. **
Le poids de l’histoire**
A Pirna, il suffit de lever la tête pour entrevoir le passé nazi. Le château de Sonnenstein, sur les hauteurs, a été au cœur des exécutions de personnes handicapées entre 1940 et 1941. Près de 14’000 d’entre elles y ont été gazées dans le cadre de l’Aktion T4. Un héritage qui, après avoir été ignoré au temps de la RDA, a donné lieu à la pose d’une plaque commémorative en 2000. *«Pendant longtemps, les Pirnaers ont été déconnectés des atrocités commises sur la colline. Heureusement, c’est en train de changer: beaucoup d’écoles de la région viennent à présent visiter le mémorial*», commente la guide à l’issue d’une visite publique des chambres à gaz. Aujourd’hui, le centre-ville de Pirna est relié à l’ancienne clinique de Sonnenstein par une succession de croix de couleur tracées au sol. A chacune correspond une victime; il faut un quart d’heure pour les passer toutes. ![memorial Pirna.jpg](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/0e8525b0-103b-463c-aa03-f1c4f8743eb2/large "Plaque commémorative devant le château de Sonnestein, à Pirna. | Flavia Gillioz, pour Heidi.news") Ce funeste passé a conduit le comité d’Auschwitz, qui représente les survivants des crimes nazis, à s’inquiéter en décembre dernier de l’élection à la mairie de Tim Lochner. La victoire de l’extrême-droite dans une ville aussi symbolique est un *«signal amer pour tous les représentants des partis démocratiques \[et\] difficilement supportable»* pour les survivants, a déclaré le vice-président Christoph Heubner au lendemain de l’élection.**
** *«Dès qu’on a su que les trois se présentaient, c’était clair que la victoire irait à Tim Lochner»*, confie Thomas Möckel, journaliste pour la *Sächsische Zeitung,* le journal local, qui a couvert la campagne. *«Il faut mettre le résultat en perspective: parmi les habitants de Pirna qui ont le droit de vote, seulement la moitié se sont rendus aux urnes. Et de cette moitié, seuls 38% ont voté pour M. Lochner»*, dit-il. Le journaliste peine cependant à comprendre l’absence de mobilisation pour le second tour critique. *«Le maire est le visage de Pirna pour les sept prochaines années...»* Les habitants de Pirna ont-ils voté pour un homme ou un programme? Dans son bureau au centre-ville, Thomas Möckel sort un fascicule sans logo de parti mais aux couleurs de l’AfD, bleu et rouge. *«Pas sûr qu’on puisse appeler ça un programme. À part démanteler les pistes cyclables, il n’y a pas beaucoup de promesses concrètes.»* ![Pirna Dein Problem.jpg](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/b4fc3b8d-cf5a-4f58-b926-6420d7e2f1f0/large "Affiche antiraciste dans une devanture à Pirna. | Flavia Gillioz, pour Heidi.news") ### **Citoyens de seconde zone** Ce n’est pourtant pas la haine du vélo qui a motivé les électeurs de Pirna. Il règne ici, comme dans beaucoup de villes d’ex-Allemagne de l’Est, un sentiment de relégation mêlé de crise identitaire. Ou pour le dire en un mot: d’Ostalgie, la nostalgie d’une RDA plus ou moins fantasmée. *«On faisait notre vie malgré tout, on savait ce qu’on pouvait dire ou pas pour ne pas se faire attraper par les Russes. Et il y avait bien plus de discothèques à Pirna sous la RDA que maintenant»*, se souvient Maik, le charpentier. *«Nous n’avons pas d’identité en Allemagne de l’Est! Pas d’identité. C’est le cœur de tous nos problèmes»*, poursuit-il en regrettant le sentiment d’appartenance qui unissait les 16 millions d’habitants de la RDA. *«Ils n’avaient pas ça à l’Ouest.»* Dans sa cuisine se trouvent encore des bols et des verres estampillés DDR. *«Pourquoi devrait-on en acheter de nouveaux?»* Son ami Sven regrette aussi le temps où l’argent ne faisait pas tout. *«On n’arrivait à rien tout seul. On devait compter les uns sur les autres. Aujourd’hui, on oublie l’importance des liens sociaux.»* Pour beaucoup, la réunification de 1990 a été synonyme d’un chômage massif, de gens de l’Ouest qui prennent les postes à responsabilités, des jeunes qui partent. Aujourd’hui encore, pour un coût de la vie comparable, retraites et salaires dans les Länder de l’Est sont plus faibles que dans ceux de l’Ouest. Cette amertume fait parfois oublier les sommes colossales versées par l’Ouest lors de la réunification. Le centre-ville de Pirna est bordé de jolies petites maisons colorées. Chaque détail dans les vitrines semble soigné. Beaucoup l'ont oublié: ces rues étaient décaties dans les années 1980. ### **Maik le charpentier** Le parcours de Maik résume la façon dont beaucoup de représentants des classes populaires ont basculé de la gauche à l’extrême-droite. En 1989, lorsque le processus de réunification débute, il est au service militaire. Il faut alors passer trois ans à l’armée pour espérer accéder aux hautes études. *«Pas le temps, trop de travail. Il y avait trop à faire en tant que charpentier.»* Il renonce à son projet de devenir architecte. A l’époque, les charpentiers votaient à gauche. Maik a voté pour les Verts dans les années 1990, avant de tourner casaque, déçu de la politique post-RDA. Aujourd’hui, il ne parle plus de «la gauche» qu’avec mépris et rejette l’establishment incarné par les partis traditionnels. *«On avait alors de l’espoir, un monde pacifique et respectueux de l’environnement semblait possible. Maintenant, on ne peut plus leur faire confiance. Les Verts, comme les autres, veulent faire la guerre* \[à la Russie\]*. Le fascisme n’a pas de couleur.»* Depuis qu’il a recueilli plus d’un quart des suffrages aux élections régionales de 2019, l’AfD est devenu le premier parti de Saxe. *«A présent, on est catégorisés comme nazis. Moi, je me suis battu contre des vrais nazis dans les années 1990. Il y a plein de gens bien et mesurés dans l’AfD»*, veut-il croire. *«Je ne suis absolument pas d’accord avec les fascistes comme Björn Höcke* \[figure radicale du parti, condamné en mai 2024 pour avoir utilisé un slogan hitlérien\]*, mais ce n’est pas pareil ici. Je connais les cadres de l’AfD de Pirna. Ils veulent bien faire.»* ### **Le spectre de la guerre** Un autre élément a apporté de l’eau au moulin de l’AfD: le soutien allemand à l’Ukraine envahie par la Russie et le ton guerrier de certains politiciens. *«J’ai 84 ans. J’ai vécu la guerre, j’ai vécu la RDA. Mais la période actuelle reste la plus dure.»,* dit une dame de passage chez Maik. Et son conjoint de rajouter: *«La guerre avec les Russes est à nos portes, on a peur pour l’avenir de nos enfants».* L’AfD est le seul parti à refuser la fourniture d’armes à l’Ukraine. Comme toutes les formations européennes d’extrême-droite, le parti entretient des liens privilégiés avec la Russie (un sujet sur lequel nous reviendrons dans cette Exploration). Auprès d’un électorat sensible aux sirènes de Moscou ou tétanisé par la perspective d’un conflit ouvert, l’argument anti-guerre pèse lourd. ### **L’opposition se mobilise** Titus parle lentement, pèse ses mots. Il a 18 ans, est lycéen et s’est rapproché du parti de gauche *Die Linke*. A côté de lui, au siège de la formation politique, Jakob, 17 ans, lui aussi lycéen. Tous deux sont membres du collectif *SOE gegen Rechts*, qui a organisé les manifestations contre l’AfD dans la région en janvier dernier. L’impulsion est venue à la rentrée 2023. Titus et ses camarades apprennent que l’AfD organisera une conférence dans leur salle de gym. *«Ca nous a semblé complètement déplacé. L’école n’est pas le lieu adéquat pour diffuser des thèses racistes.»* 200 personnes, du lycée mais pas seulement, les rejoignent pour protester. *«C’est plus que ce qu’on imaginait,* se rappelle Jakob. *«Alors on s’est dit: faisons-en encore plus.»* ![606678574_highres.jpg](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/9f1122c1-88a5-4f6b-8484-39beb0dc28e9/large) De fait, les manifestations anti-AfD de Pirna ont surpris l’Allemagne par leur ampleur. Les deux lycéens sont convaincus qu’il y a un gros problème avec l’extrême-droite dans leur région. «Mais il y a aussi beaucoup de gens qui s’y opposent, dit Titus. Et ils sont toujours plus nombreux». Ils mentionnent le groupe néo-nazi SSS, pour *Skinheads Sächsische Schweiz* (skinheads de la Suisse saxonne), qui faisait trembler la Saxe au tournant des années 2000. Dresde, à 20 minutes de Pirna, a été le bastion du mouvement islamophobe Pegida lors de la crise des réfugiés de 2015. Et aujourd’hui encore, la région a son propre parti d’extrême-droite, les *Freie Sachsen.* Quant à l’AfD, lors de son entrée au Bundestag en 2017, elle fait plus de 25% des voix dans le Land d’ex-Allemagne de l’Est, contre 12,6% au niveau national. A l’école, Titus et Jakob remarquent la banalisation de blagues de mauvais goût sur les réfugiés ou la Shoah. *«Depuis 2015 et les manifestations anti-réfugiés, le climat politique s’est encore plus durci. Maintenant c’est comme si tout était permis»*, regrettent-ils. ### Des mémoires à couteaux tirés Chaque année, une foule se réunit à Dresde pour commémorer le bombardement de la ville, le 13 février 1945, par les Alliés. Quelque 20’000 civils ont été tués, le centre-ville rasé. *«Ma grand-mère disait toujours que si Dieu existait, Dresde n’aurait pas été bombardée»,* lâche Maik, le regard sombre. On dirait qu’il a vu la tragédie de ses yeux. *«Et maintenant, la gauche veut empêcher la commémoration de cet événement».* Lequel est désormais instrumentalisé par les mouvements nationalistes ou néo-nazis. Titus, lui, estime que *«Dresde n’était pas une ville innocente.»* Tout est là, dans ce fossé entre les générations et les visions du monde. A Pirna, la lutte entre l’AfD et les partis traditionnels est désormais quotidienne. Aux dernières nouvelles, le maire menuisier veut supprimer le poste de responsable municipal de la protection du climat et tente de faire passer un projet d’exposition de «jardins allemands», après avoir brocardé l’église protestante locale pour avoir hissé un drapeau arc-en-ciel sur son clocher lors de la journée internationale de lutte contre l’homophobie.