Correctiv, c’est le Mediapart d’outre-Rhin. Son dernier scoop sur les dérives du parti d’extrême-droite Alternative für Deutschland a incité des millions de personnes à descendre dans la rue en signe de protestation. Du jamais-vu depuis la chute du mur. En dix ans, en s’appuyant sur quelques enquêteurs et un réseau de journalistes citoyens, il est devenu le média d'investigation qui compte en Allemagne.

Il faut un peu chercher pour trouver les bureaux de Correctiv. Une fois rendu dans le quartier de Friedrichshain, à Berlin, il faut se frayer un chemin au milieu des barres d'immeubles de l'ex-Allemagne de l'Est pour voir apparaître l'ancienne usine de machines à coudre Singer. Rien ne laisse présager que ce bâtiment de briques jaunes accueille la rédaction du Mediapart allemand. Pas d’enseigne sur la façade, pas d’étiquette sur la porte. Seulement des touristes en valises à roulettes, venus dormir dans l'auberge de jeunesse qui occupe désormais la fabrique Singer.

«Nous sommes très prudents», reconnaît Justus von Daniels, l'un des deux rédacteurs en chef, qui nous accueille dans un excellent français. Depuis que ce média d'investigation allemand a dévoilé que le parti AfD (Alternative pour l'Allemagne) avait organisé en novembre 2023 à Potsdam une réunion pour débattre de projets de «remigration », Correctiv est devenu la bête noire de l'extrême-droite allemande. «Les menaces ont augmenté, surtout sur les médias sociaux», nous explique-t-on. Pas de policiers en faction devant la porte, mais les contacts avec la police se sont multipliés ces derniers temps.

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La rédaction principale de Correctiv, à Berlin. | Correctiv, courtoisie

La réunion secrète de Postdam

Publiée en janvier 2024 et relayée par l'ensemble des médias allemands et étrangers, cette enquête a suscité une vague de protestation immense outre-Rhin, sans égale depuis la chute du mur de Berlin. En deux mois, plus de 4 millions de personnes sont descendues dans la rue manifester contre l'extrême-droite. Alors qu’il s’apprête à fêter ses dix ans en juin, Correctiv a changé de dimension: c’est désormais le média d’investigation dont tout le monde parle, comme Mediapart après l’affaire Cahuzac.

«Cette enquête est certainement l'une des plus grandes réussites journalistiques de toute l'histoire de la République.» Marcus Bensmann part d’un grand rire, dans la salle de rédaction aux couleurs boisées, dotée d’une estrade et de fauteuils colorés. Ce journaliste de 55 ans a travaillé plus de vingt ans en Asie centrale, pour divers médias allemands et suisses, avant de participer au lancement de Correctiv fin 2013. Depuis, il s'y est imposé comme le spécialiste de l'extrême-droite et de l'AfD.

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Illustration de la fameuse enquête de Correctiv sur la réunion secrète de l'AfD. | Correctiv, courtoisie

«Avec cette histoire, les masques sur l'AfD sont tombés, explique-t-il. On a compris que ce parti ne se contente pas de regrouper les mécontentements vis-à-vis de la politique du gouvernement actuel, mais qu'il a d'autres projets et une vision très ethnique de la nation, avec des citoyens de première et seconde classes.» Depuis la publication de son enquête, Marcus Bensmann sillonne le pays, multipliant les projections de film et les prises de parole en public. «L'écho suscité a été incroyable. Cette recherche est sortie de la bulle journalistique habituelle pour descendre au cœur de la société.»

Ce coup autour de la désormais fameuse «réunion de Potsdam» est le résultat d'un long travail d'enquête. Mais c’est aussi, insiste le rédacteur en chef Justus von Daniels, le fruit d’un certain «hasard», comme la grande majorité des scoops du média. «Dans le flux continu de données que nous collectons, nous ne savons jamais si une information intéressante va surgir ou pas», élabore-t-il. «Nous lançons des filets et voyons ce qui en ressort», ajoute Marcus Bensmann.

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Justus von Daniels, l'un des deux rédacteurs en chef de Correctiv. | Correctiv, courtoisie

Un modèle original

Avant cette enquête, Correctiv, malgré sa bonne réputation dans le milieu médiatique, restait encore peu connu du grand public. David Schraven, 54 ans, collier de barbes et lunettes carrées, a fondé Correctiv en 2013, après des années passées à la tête du service «investigation» du groupe de presse Funke (Westdeutsche Allgemeine Zeitung, Berliner Morgenpost, Hamburger Abendblatt…). «J'avais une très bonne place mais je sentais que je n'avais pas les moyens de faire de l'enquête», se rappelle-t-il. Sur un coup de tête, il décide de partir pour créer son propre média, destiné à traiter l’actualité allemande et européenne par l’enquête. «L'idée de base était de réaliser des recherches exhaustives, qui demandent du temps et qui permettent aux gens de comprendre le monde dans lequel ils sont.»

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