Vert, c’est la couleur des uniformes que portent les détenus d’Eastern Correctional Facility, une prison de haute sécurité pour hommes située dans l’Etat de New York. Noir, c’est la couleur de la peau de la majorité des hommes qui y sont encagés. Dans cet épisode, notre journaliste revient sur son expérience de tutrice d’allemand en milieu carcéral. Ses visites, elle les a toutes effectuées sous l’influence de substances prescrites et remboursées, par ailleurs pharmacologiquement identiques à celles qui propulsent d’autres derrière les barreaux. Face aux drogues, certains sont plus égaux que d’autres.
C’est mardi soir et je bois une mousse au bar du village à côté du campus. J’entame ma troisième et dernière année aux Etats-Unis. Je suis bourrée de médicaments et je vis en coloc à quelques centaines de mètres du bar. La salle de bain de mon appartement est rouillée; le salon, constamment squatté par des étudiants qui ne sont plus en état de conduire. J’ai pris une femme de ménage, mais je vois bien qu’elle utilise la même éponge pour toutes les surfaces. Je m’y suis habituée. Je me douche en flip-flop, je fais mes besoins debout et je conserve dans ma chambre un service de vaisselle que je ne prête à personne. C’est mon premier chez-moi et, malgré la rouille, les squatteurs et les interruptions d’eau chaude, je m’y sens mieux que dans n’importe hôtel de luxe que j’ai été amenée à fréquenter avec mes parents.
Des gens que je n’ai pas vus depuis le début de l’été affluent dans le bar. On se salue, on catch up, on recommande des bières et on joue aux fléchettes. Vers 22h, jet-laguée par mon vol transatlantique de la vieille, je me retire. A la sortie du bar, je tombe sur Max Kenner, un ancien étudiant qui continue de graviter autour du campus. Lorsqu’il était en dernière année et qu’il cherchait un sujet pour son mémoire, Bill Clinton venait de couper le budget pour l’éducation en milieu carcéral. C’était en 1999 et du jour au lendemain, près de 2 millions de détenus se sont retrouvés privés de la possibilité de suivre des études supérieures.
L’idée lui vient alors d’esquisser les contours d’un projet pilote et caritatif qui permettrait aux détenus les plus doués d’obtenir, malgré les coupes budgétaires, un diplôme universitaire en prison. Par la suite, son initiative se concrétise et, depuis 2001, Max travaille à récolter des fonds. Il discute avec les autorités, visite des établissements pénitenciers et recrute des professeurs sensibles à la cause qui acceptent de dispenser leurs cours bénévolement derrière les barreaux.
Max me pique une clope. J’en profite pour l’interroger sur les avancées de son projet. Ayant grandi dans les rues immaculées de Genève, la prison me fascine. Apparemment, ce penchant voyeuriste pour une population qui évolue en dessous de la couche terrestre, plus bas encore que l’Hadès, à l’ombre du monde, est un classique chez les jeunes filles bien nées. Car nous, je veux dire moi, ne fréquentons que des gros truands.
Au marché de Rive le samedi matin, au Grand Théâtre (l’opéra) ou encore à la Nautique, nous saluons des banquiers privés qui amassent silencieusement les gains provenant du pillage de l’Afrique. Nous trinquons avec des traders de matières premières, nous partons en week-end avec d’autres qui détiennent des bureaux sur le Quai de Bergues et qui, afin de dissimuler les activités qu’ils mènent à l’étranger, œuvrent pour le Bien dans le monde.
Ces truands-là, dont les sociétés écrans sont en train de filer vers Tel-Aviv ou Dubaï, président des fondations qui arrosent un tas de trucs importants, comme l’aide aux enfants handicapés, la musique classique, l’art ou encore le sport. Ces gens, nous les connaissons et nous les apprécions. Leurs mains sont propres et manucurées. Ils se vêtent des mêmes tailleurs et mocassins que nous, expédient leurs enfants dans les mêmes établissements que ceux de nos enfants, skient sur les mêmes pistes et se douchent avec la même eau. Ces truands, se dit-on, sont constitués de la même chair et du même sang que nous. Ils sont nous alors qu’eux, ceux que l’on enferme dans des cages, sont autres.
Ces autres éveillent notre curiosité pour l’inconnu et le pittoresque. Nous aimerions savoir à quoi ils ressemblent; regarder leurs mains, voir si elles sont propres ou si, au contraire, elles portent les traces du démon qui les habite. Qu’ont-ils que nous n’avons pas? Comme me le confiera des années plus tard Wesley Caines, qui a séjourné 24 ans et six mois dans des prisons haute sécurité de l’Etat de New York, les gens comme moi, ils en ont l’habitude. «Nous savions pertinemment pourquoi vous nous rendiez visite. Vous nous utilisiez et nous, nous vous utilisions.»
Max semble royalement désintéressé par l’intérêt que je porte à son projet. Il me communique des chiffres, énumère les matières enseignées, le nombre de cours dispensés jusqu’ici et qui seront dispensés pendant les deux semestres à venir. Son ton est empreint de monotonie. On dirait presque qu’il récite en boucle le message d’un répondeur téléphonique:
Arrivant au bout de sa cigarette, il l’écrase dans le cendrier qui est cloué à gauche de la porte du bar. Je saisis cette occasion pour m’échapper. Je le salue, dévale les escaliers qui mènent à la rue, puis je l’entends qui s’exclame:
Je fais marche arrière. Son aura de poisson mort a disparu. Ses pupilles scintillent et sa gestuelle s’est soudainement animée. Il souhaiterait savoir si je suis bien suisse.
You are Swiss right?
Yes.
Which means you speak German?
Là, au lieu de répondre non, je dis oui. Je ne sais pas pourquoi je dis oui. Peut-être parce que je suis prise de court ou parce que je suis tout simplement émue qu’un Américain sache qu’en Suisse, on ne parle ni le suisse ni le suédois, mais l’allemand. Je dis oui alors que comme tous les Genevois qui ont subi dix ans de cours intensifs d’allemand à l’école, c’est à peine si je parviens à commander un cappuccino.
Max m’informe qu’en ce moment, à Eastern, ils offrent un module de German studies et qu’ils sont à la recherche de tuteurs bénévoles pour superviser les devoirs.
Eastern Correctional Facility est une prison pour hommes de sécurité maximale, qui se situe à une soixantaine de kilomètres de mon campus. Mon ami Helmut, celui qui passe ses journées à ruminer sous speed à la bibliothèque, s'y rend une matinée par mois. Selon lui, que je parle allemand ou non n’a aucune espèce d’importance. «Personne ne va te griller, m’assure-t-il. Allez viens, on fera la route ensemble.»
La semaine suivante, je suis un cours de sensibilisation donné par deux dames qui portent des badges et des uniformes de sécurité. Elles travaillent pour le département de sécurité correctionnelle de l’État de New York. Leurs traits sont durs et leurs silhouettes informes. Elles s’expriment avec ce zèle typiquement américain qui fiche la trouille. On se dit soudainement que l’avenir du monde repose sur nos épaules, qu’on n’est pas à l'abri de se prendre un missile russe en pleine tronche et que si ca trouve, les Martiens sont sur le point de nous envahir.
On se dit aussi que si ca trouve, le Martien c’est nous-mêmes et que donc, on a tout intérêt à ne pas se faire pincer. Je me tiens bien droite sur ma chaise. Un questionnaire dans lequel nous nous engageons sous serment à dire la vérité nous est distribué. Il convient de répondre par oui ou par non.
Avez-vous déjà fumé de la marijuana? – Non.
Souffrez-vous ou avez-vous souffert par le passé de troubles psychologiques? – Non.
Avez-vous déjà acheté de la drogue ? – Non.
Avez-vous des membres de votre famille en prison? – Non.
Avez-vous un casier judiciaire? – Non.
Avez-vous déjà volé ? – Non.
Je mets non partout et je rends le questionnaire signé et daté. Ceux et celles qui ont répondu oui à une des questions sont priés de lever la main. Sur les sept candidats présents dans la salle, trois bras se dressent. Pour leur propre sécurité, ainsi que pour celle des United States of America, leur candidature ne pourra pas être retenue, affirment les deux dames.
Ces trois candidats sont évidemment les plus honnêtes du lot et les seuls à avoir répondu sincèrement aux questions du formulaire. Ils rassemblent leurs affaires et quittent la salle.
Deux solutions:
Tout premier abo comprend un mois d’essai gratuit, que vous pouvez interrompre à tout moment (même si nous serions enchantés que vous restiez!) Cela peut valoir la peine: il reste au moins 8 épisodes de ce récit à être publiés en feuilleton.
Si vous connaissez un abonné, cette personne peut vous offrir gratuitement nos articles, grâce à l’icône cadeau qui figure en haut, près de la signature.
On passe aux règles de conduite en établissement pénitentiaire. Le maquillage est prohibé. Nous avons l’interdiction de porter du vert. Nos habits doivent être amples et recouvrir l’intégrité du corps, excepté les mains et la tête. Les documents que nous souhaitons utiliser pendant les cours doivent être notifiés aux autorités de la prison au minimum 48h à l’avance. Le reste de nos affaires, sacs, briquets, clés de voiture et téléphone seront rangés dans un casier à l’entrée de la prison.
Voir plus