CHRONIQUE. Les Suisses alémaniques se détournant du français, la cohésion du pays semble de plus en plus reposer sur les épaules de minorités linguistiques. Voilà qui nous place face à un dilemme insoluble, analyse notre chroniqueur Michel Huissoud, ex-Contrôleur général des finances à Berne.

Vu de Genève, la Suisse alémanique parle l’allemand et les écoliers y apprennent le français. Telle était du moins ma vision de notre cohabitation linguistique. Nos dirigeants politiques le répètent à l’envi: la cohésion nationale serait en danger si nous ne partagions pas nos langues nationales.

Mais vu de Zurich ou d’Altorf, il en va bien autrement. Il existe au moins deux problèmes.

D’abord une évolution qui aurait été impensable il y a trente ans: le français est définitivement boudé par la majorité des cantons suisses allemands. Appenzell Rhodes-Intérieures [avait ouvert le bal](https://www.letemps.ch/suisse/anglais-precoce-lecole-appenzell-se-felicite-davoir-choisi-une-voie-solitaire) au tournant des années 2000, [suivi peu après de Zurich](https://www.letemps.ch/societe/zurich-langlais-supplante-francais), en instaurant l’anglais comme première langue étrangère devant le français. La décision avait fait polémique, mais la plupart des autres cantons alémaniques ont fini par leur emboîter le pas: Shakespeare avant Molière. La conclusion, c’est que nous pouvons gentiment oublier l’illusion d’un dialogue confédéral en français. La cohésion nationale ne repose désormais plus que sur l’allemand standard. Et c’est là que survient un second problème: le suisse allemand s’invite partout. ### **Le renouveau du suisse allemand** Le dialecte suscite en effet une puissante adhésion outre-Sarine. Le conseiller national de Saint-Gall, Lukas Reimann, avocat de profession, a même essayé de l’introduire comme langue de débat au Parlement. *«Non seulement le dialecte rencontre les faveurs des jeunes et des réseaux sociaux, mais il connaît une véritable renaissance»*, expose l’élu UDC dans sa [motion](https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20224464). [Les débats au National](https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/amtliches-bulletin/amtliches-bulletin-die-verhandlungen?SubjectId=60547#votum20), le 2 mai 2023, ont été un moment d’anthologie, qui [mérite d’être visionné](https://par-pcache.simplex.tv/subject/?themeColor=AA9E72&subjectID=60547&language=fr)! Lukas Reimann se ridiculise en essayant de répondre en français aux interventions acides des collègues romands. La question posée en italien par Fabio Rigazzi reste sans réponse. Le sommet est atteint quand le conseiller national valaisan Philipp Bregy déclame un poème en haut-valaisan, incompréhensible à tous les conseillers sauf lui: *«Fascht üsser Atu heintsch alli glosut»*… L’illustration du fait que le suisse allemand n’est pas une langue unique. (La motion a été [sèchement rejetée](https://www.rts.ch/info/suisse/13989956-le-conseil-national-refuse-que-le-suisse-allemand-soit-utilise-lors-des-debats-aux-chambres.html).) ### **A l’impossible nul n’est tenu** Cette confrontation au suisse allemand et à sa domination locale pose problème aux Romands et aux Tessinois, qui ont le sentiment d’avoir appris l’allemand standard pour des prunes. L’intégration de la population étrangère installée en Suisse est également ardue: doit-elle apprendre l’allemand standard ou le dialecte local? Peut-être les deux, et en vitesse s’il vous plaît? Que devons-nous faire, nous les Romands? Nous battre pour maintenir la pratique de l’allemand standard en milieu professionnel, en tout cas en présence de Latins? Ou adopter la variante vaudoise: apprendre non seulement l’allemand standard à l’école, [mais aussi le suisse allemand](https://www.rts.ch/info/regions/vaud/14513178-le-grand-conseil-vaudois-favorable-a-lapprentissage-du-suisse-allemand-a-lecole.html)? Après avoir élu [une Suissesse alémanique](https://www.letemps.ch/suisse/valerie-dittli-politicienne-lenvers) au gouvernement, ce canton, qui a été une colonie du canton de Berne pendant des siècles, a décidément un comportement pour le moins bizarre. Ou faut-il laisser tomber l’allemand dans les écoles romandes, au profit de l’anglais? *I don’t know…*