Le Liban est ballotté comme un confetti dans le chaudron du Moyen-Orient. Pour comprendre ce pays, il faut en retracer l’histoire longue, celle d’une nation morcelée et d’un Etat qui échoue à faire nation. C’est ce que nous avons demandé au chercheur et politologue franco-libanais Ziad Majed, directeur du programme des études du Moyen-Orient à l’American University of Paris. Entretien.

Heidi.news – On entend souvent dire que le Liban est un Etat failli. Qu'est-ce que cela signifie? Comment l'expliquez-vous?

Ziad Majed – Le Liban subit deux faillites. Tout d’abord, il y a la faillite des institutions politiques. Nous n’avons plus de président de la République depuis plus d’un an. Le gouvernement ne fait que suivre les affaires courantes. Au Liban, le président est élu par le Parlement. Nous sommes dans un système consociatif inspiré en partie, comme les Libanais et les politologues aiment le répéter, du modèle suisse. Cela signifie que le pouvoir et les postes clés sont répartis à travers des quotas définis pour chacune des 18 communautés religieuses reconnues. Le président doit être maronite chrétien, le premier ministre musulman sunnite et le chef de l’assemblée musulman chiite (les principales communautés, ndlr.).

Au Parlement, un quorum de deux tiers est nécessaire pour valider certaines décisions telles que l’élection d’un président. Cela signifie que lorsqu’un groupe parlementaire qui a plus du tiers des membres de l’assemblée n’est pas satisfait de ce que pourrait donner le résultat d’un vote, il se retire au moment de celui-ci et rend le vote caduc. Ainsi, l’échéance électorale est reportée à l’infini.

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Ziad Majed, directeur du programme des études du Moyen-Orient à l’American University of Paris. | Courtoisie

Des institutions du temps des colonies

Le système politique n’est pourtant pas nouveau. Est-ce que le blocage actuel a toujours existé?

On a déjà vécu des situations similaires en 1988, en 1995, en 1998, en 2004, en 2007 et en 2014… On est resté deux ans sans président avant que Michel Aoun, le président sortant, soit élu en 2016. Il nous arrive aussi de ne pas savoir élire de Parlement faute de trouver un compromis sur la loi électorale, le découpage des circonscriptions. Il y a une faillite au niveau du système lui-même. Le système ne fonctionne plus parce qu’il a été conçu sous le mandat français (la Constitution a été rédigée en 1926, ndlr.) et que la réalité politique n’est plus la même.

En 1949, le journaliste Georges Naccache publie un éditorial intitulé «Deux négations ne font pas une nation», en référence au Pacte national de 1943 qui fonde l’indépendance du Liban. Cette phrase est restée célèbre, car elle résume le compromis de l’époque. Les représentants des chrétiens renoncent au mandat français et à la protection de la France tandis que les représentants des musulmans tirent une croix sur l’union avec la Syrie et donc à l’Union arabe. Ce compromis est accepté sur le territoire libanais du fait de ses spécificités de coexistence, de partage du pouvoir entre musulmans et chrétiens.

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Drapeau retiré sur le toit du palais Baabda, dans l'est de Beyrouth, après le départ du président Michel Aoun qui initie une nouvelle vacance du pouvoir (1er août 2022). | Keystone / EPA / WAEL HAMZEH)

Et qu’est-ce qui a changé depuis lors?

Les élites de l’époque étaient des notables, des descendants de familles traditionnelles, des propriétaires fonciers, des avocats, des banquiers. Ils savaient négocier pour protéger leurs intérêts et étaient plutôt territoriaux. Il n'y avait pas de chef politique qui représentait, par exemple, tous les chrétiens ou tous les chiites ou tous les sunnites à travers le territoire. Dans chaque alliance politique nécessaire pour gagner des élections, il y avait des personnes issues de toutes les communautés. Ainsi, les compromis étaient plus faciles à trouver. Avec la guerre civile, on a connu l’émergence d’élites politiques militantes. Dans chaque communauté, un ou deux acteurs se sont lancés dans une quête pour obtenir l’hégémonie auprès des leurs.

Aujourd’hui encore, Michel Aoun (le président sortant, ndlr.) prétend être le sauveur des chrétiens de tout le pays. Samir Geagea aspire à l’être. Le Hezbollah a quant à lui plus ou moins réussi à monopoliser la représentation des chiites avec son allié Nabih Berry. Chez les sunnites, c’était la même chose avec les Hariri, jusqu’à la chute de Hariri fils. Et chez les druzes, c’est aussi le cas avec le leadership de Walid Joumblatt. Ce phénomène d'hégémonie et de monopolisation de la représentation communautaire s’est poursuivi et consolidé après la fin de la guerre (en 1990, ndlr.), puis durant la phase d’hégémonie syrienne sur le pays (jusqu’en 2005, ndlr.). Cela fait qu’il y a tout le temps des clashs et qu’on n'arrive plus à trouver des alliances où les communautés sont toutes représentées.

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