Nicolas Rubin est maire de Châtel, à la frontière entre la France et le Valais, et représentant des maires de Haute-Savoie. Le sujet de la drogue dans les stations de ski, il ne le découvre pas, tant s'en faut. Dans cet entretien qu'il a lui-même sollicité, il dit l'isolement des maires de petites communes et fustige le manque d'investissement des forces de l'ordre et des pouvoirs publics.

Notre enquête interpelle dans les milieux politiques. Maire (divers droite) de Châtel, une commune frontalière du domaine skiable des Portes du Soleil, Nicolas Rubin est aussi premier vice-président du conseil départemental de Haute-Savoie et président de l’Association des maires du département. A la suite de la parution des premiers épisodes, il nous a contactés pour évoquer le problème de la drogue dans les stations de ski de la région, auquel il se trouve confronté depuis des années. L’édile dénonce une forme d’omerta et de résignation des pouvoirs publics à propos de ce fléau.

Heidi.news – Notre enquête a révélé une consommation régulière de cocaïne en station. Châtel est-elle concernée par cette problématique?

**Nicolas Rubin –** Je n’ai pas été surpris. Châtel est concernée, ainsi que toutes les stations, et de plus en plus tous les sites touristiques. La drogue se démocratise, tout en restant encore relativement discrète. Le fléau des villes est devenu le fléau des champs. C’est un phénomène général de société accentué par l’environnement des vacances, de la fête, du bien-être. Et la montagne qui offre ce sentiment d’évasion… J’en suis conscient depuis longtemps. Les habitants de la commune m’en parlent, reconnaissant la croissance de la situation. Les directeurs d’établissement partagent ce constat, c’est évident. La tendance les étonne, c’est grandissant et préoccupant. ##### **Beaucoup de mairies ont refusé de me répondre, ou nié avoir affaire à cette problématique dans leurs stations. Est-ce un sujet dont il ne faut pas parler?** Pour ce qui me concerne, ce n’est surtout pas et sûrement pas un sujet tabou. Il existe, il faut le considérer comme un sujet qui est préoccupant. Les maires détiennent les pouvoirs de police sur leur commune et sont responsables de la sécurité sous tous ses angles. L’usage de stupéfiant peut grandement perturber la tranquillité publique et la sécurité. Pourtant, j’ai l’impression que tout le monde s’en fout. Il y a une sorte d’omerta qui va au-delà de la discrétion des usagers et de leur santé. Moi je regarde ce sujet en face, sans détours. ##### **Pourtant, vous vous sentez impuissants face au trafic de drogues en station…** C’est un sujet parfois tabou, qui ne semble pas préoccuper les forces de gendarmerie et encore moins les douanes. J’ai eu l’occasion d’évoquer ce sujet avec le procureur de la République: les actions sont faibles, le champ est libre *(pour les dealers, ndlr.)*. On met ça sur le compte des «vacances», tant que de grosses organisations ne sont pas démantelées. Les contrôles s’opèrent in situ et les jours d’arrivées par les forces de l’ordre. Lors des contrôles en civil ou en présence d’une équipe cynotechnique, les résultats sont positifs mais les quantités sont faibles. Face à cette recrudescence de la drogue en station, on est un peu impuissants et en même temps, tant que ça n’agit pas sur la sécurité et la tranquillité publique, ça ne relève pas des prérogatives directes des maires. Mais il est important de rappeler que la qualité et la sécurité au travail sont impactées par ces consommations. Chaque employeur peut aussi intervenir à son niveau et sans avoir à disposition la sanction judiciaire: il peut rompre un contrat de travail, puisqu’il est souvent rappelé que la consommation est interdite. ##### **Avez-vous signalé cette situation aux forces de l’ordre?** Il n’y a aucun besoin de le signaler, ils le savent, ils ont les yeux grands ouverts. Le réseau des forces de police, de gendarmerie, de douane et de la justice connaît très bien le sujet. Mais il faut y consacrer du temps, c’est un combat permanent. J’ai l’impression que les petites quantités mobilisent les troupes, mais le cumul de petites quantités en fait des grosses si on remonte la source. Pour cela il faut des investigations, du renseignement, des effectifs dédiés, c’est peut-être là que le problème existe. La réponse à la prévention relève souvent de moyens. En zone gendarmerie et chez les douanes, je ne suis pas persuadé que les effectifs soient au complet et que le sujet soit prioritaire. Les douanes ont presque disparu du paysage de nos zones frontalières, leurs effectifs ont fondu comme neige au soleil chez nous, les priorités sont sans doute autres. Pourtant, les réseaux en station sont vite identifiés. Il suffit de demander et l’offre n’est jamais bien loin. Depuis la sortie de cette enquête, les interventions se multiplient, avec des effectifs renforcés en saison par les gendarmes mobiles. J’ai des messages tous les jours ou presque concernant des contrôles et prises de stupéfiants en Vallée d’Abondance. Avec des perquisitions à chaque fois. C’est un bon signal. ##### **Pourquoi êtes-vous les seuls à contrôler les transports de personnes?** Nous exploitons un domaine skiable et nous transportons des personnes, l’usage de stupéfiants, de quelque nature qu’ils soient, est évidemment strictement interdit. Les employeurs ont le devoir de contrôler régulièrement les opérateurs, c’est aussi dans le règlement intérieur des sociétés. Tous ne le font pas. On devrait avoir des contrôles extérieurs… mais ils n’existent pas. Les forces de l’ordre n’interviennent que si un accident ou un autre événement survient, en réalisant des contrôles a posteriori. Je considère ceci anormal et je le regrette. Il manque une vraie réponse à la case prévention et contrôle. Heureusement, nous le faisons en interne, cela fait partie de nos engagements qualité, sécurité. Mais l’action doit être permanente pour ne pas que le problème s’installe confortablement. ##### **Quels sont les moyens mis en œuvre pour contrôler le trafic de stupéfiants? De quels moyens supplémentaires auriez-vous besoin?** Ce qui nous manque: l’investigation des services en charge de ce sujet de société et leur capacité à intervenir au domicile des contrevenants pour vérifier où se trouve la ligne entre consommateur et vendeur. En tant qu’employeur, on le fait sur présomption et par tirage au sort dans nos effectifs sur le lieu de travail. La procédure est connue de nos équipes et heureusement les cas sont rares. Nos effectifs sont fiables en très grande majorité. Il y a cependant des cas particuliers qui sont invités à quitter immédiatement l’entreprise. C’est la règle et on ne déroge pas. Mais nous n’avons pas les droits des forces de gendarmerie d’engager des perquisitions. ##### **Souffrez-vous de la proximité avec la Suisse pour l'arrivée des drogues en station?** Cela paraît évident. Les frontières sont des passoires et même si les gardes frontières suisses opèrent avec beaucoup plus de présence fixe ou volante que la douane française, il ne faut pas non plus qu’ils perturbent trop les flux de touristes de part et d’autre. ##### **Cocaïne, kétamine, cannabis...  Quelles sont les drogues les plus consommées dans votre station?** Je n’ai évidemment pas de chiffres puisque nous n’avons aucune information sur le sujet. Mais le cannabis et la cocaïne sont les plus souvent cités. La seconde tend à se démocratiser quand il y a peu, elle était encore une drogue difficile à obtenir, avec le coût comme premier frein. ##### **Qui est concerné par la vente ou la consommation de stupéfiants dans votre station?** Il faut distinguer le consommateur personnel et ce qui relève du commerce de stupéfiant. La vente relève de petits dealers. Le consommateur peut être occasionnel,  habituel et celui qui veut tenter une expérience. On a de plus en plus l’impression que les consommateurs se cachent moins, dans tous les cas, certains comportements trahissent la dissimulation. Les stupéfiants permettent de prolonger l’éveil et lutter contre la fatigue et le sommeil. La machine s’emballe quand le besoin de l’usage se fait ressentir et la boucle est bouclée. Bien sûr, il y a les saisonniers qui n’y touchent pas et les autres. Ils ne sont pas les seuls à en prendre en station. L’usage de stupéfiants est répandu au-delà des saisons. **Est-ce lié au métier de saisonnier, avec le rythme de travail et la propension à faire la fête?** Le rythme de travail du saisonnier a changé, je dirais que c’est plutôt l’inverse: le temps libre qui est propice aux excès. Oui, le festif est un accélérateur d’intensité, les mélanges compliquent les situations. Mais l’usage de stupéfiants n’est pas réservé à une seule catégorie. Il n’y a pas de frontière entre l’offre, la demande et l’usage. ##### **Quelles sont les conséquences au quotidien dans la station?** La santé comme premier souci. Viennent ensuite les problèmes liés à la relation employeur-salarié, la sécurité en lien avec les capacités, la perte d’emploi, les problèmes avec la justice. Tout dégringole en cascade. La question de moyens fait aussi du mal lorsque les usagers deviennent accros. Ça peut vite conduire à l’isolement social. Ces consommations de drogues n'entraînent pas des excès de comportement ou d’agressions, on est encore dans un climat relativement calme. Je ne pense pas qu’on ait atteint ici ce que l’on devine ailleurs dans des stations balnéaires ou de montagne plutôt typées «Jet Set», mais il faut être vigilant. ##### **Comment endiguer ce fléau en station?** La problématique est large dans le sens où les jeunes semblent de plus en plus s’affranchir de l’aspect interdiction, des méconnaissances sur les incidences sur la santé, les risques… La cocaïne semble donner des ailes, il est difficile de se «reposer» ensuite. Dans tous les cas, le consommateur se fait du bien avec ce qui lui est offert, s’il ne nuit pas à autrui il considère qu’il n’a rien à se reprocher. Sans être embêté par des contrôles ou des sanctions, il vit sa vie jusqu’à ce qu’un incident ou un accident arrive. D’une vie paisible et tranquille, il passe du mode bien être à celui d’accusé. C’est là qu’une prévention plus active et dynamique aurait du sens. Je pense que votre enquête fera réagir, je l’espère.