ÉDITORIAL. Revenue au centre du jeu, courtisée par les Européens, admirée par l’Amérique de Donald Trump et la Russie de Vladimir Poutine, la Turquie s’approche pourtant de l’irrémédiable
A première vue, c’est un énorme paradoxe. Jamais peut-être la Turquie n’avait été à ce point courtisée. Tout concourt à ce que ce pays – et son président Recep Tayyip Erdogan – bénéficie de conditions particulièrement favorables. Les Européens ont besoin d’elle (et de lui) pour faire pièce à la nouvelle animosité américaine. Devenue centrale en Ukraine, la Turquie d’Erdogan est aussi admirée par Donald Trump que par Vladimir Poutine, tant l’Américain et le Russe y voient une sorte de cousin inspirant, en ces temps d’ultranationalisme autoritaire.
Davantage encore: sur un plan plus régional, la Turquie s’est vu offrir les clés de son important voisin syrien, blessé à mort par une guerre interminable. Elle a aujourd’hui les coudées presque franches pour dominer ce grand marché, pour s’y enrichir grâce à la reconstruction, mais aussi pour mettre à distance ses grands rivaux régionaux, au premier chef l’Iran, ainsi que les monarchies du Golfe. Dans ces conditions, la Turquie aurait tout loisir de régler au mieux (pour elle) la question kurde, son obsession lancinante. En Irak, et même en Arménie, elle peut espérer étendre son influence vers l’est, sans aucune contrainte. Il n’y a pas si longtemps, Ankara n’avait pratiquement que des ennemis autour de lui. Le voici revenue au centre d’un jeu où, de gré ou de force, il impose partout la crainte, sinon le respect.
Or, c’est précisément ce moment qu’a choisi Recep Tayyip Erdogan pour renverser la table sur le plan national. Qu’on ne s’y trompe pas. En plus de deux décennies passées au pouvoir, le maître de la Turquie est coutumier des coups de force et des entailles faites à la démocratie. Mais rien de comparable à ce qu’il s’emploie maintenant à mettre en œuvre.
En s’en prenant directement à son principal rival, le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu, Erdogan a décidé de dissoudre les derniers vernis démocratiques qui recouvraient encore la réalité politique turque. Prétextes fallacieux, arrestations en masse, manifestations interdites ou sévèrement réprimées, opposants cueillis chez eux… Si Recep Tayyip Erdogan n’avait pas démontré par le passé être un manœuvrier politique hors pair, on jurerait qu’il s’apprête aujourd’hui à heurter à dessein un mur, en s’opposant frontalement à une vaste partie de la population. Quitte à entraîner dans le choc tout son pays avec lui.