L’artiste américaine, figure incontournable de la musique contemporaine, sera samedi à Carouge pour un pré-concert du festival Archipel. Présentation

Dommage, tout de même, qu’on ne puisse pas ajouter toute une série de «x» au mot «voix» pour indiquer qu’on l’utilise au pluriel. C’est une licence qui serait pourtant nécessaire si l’on souhaitait rendre justice de manière un tant soit peu suffisante à l’art de Joan La Barbara.

Car de sa bouche, Joan La Barbara fait sortir des mondes entiers: elle cisaille des voyelles pour en faire des torrents, elle souffle, elle ulule, elle grogne, elle tient des notes au-delà du possible (grâce au procédé de la respiration circulaire), elle multiplie sa voix (en utilisant la méthode du chant diphonique ou des bandes magnétiques), elle baragouine des infra-langages, elle tisse des tapis avec des grondements étirés. Bref: elle chante, mais en étendant à l’extrême (c’est un euphémisme) le domaine des techniques vocales. Un savoir-faire technique époustouflant, qui lui permet de créer des paysages et des récits sonores évoquant tout autant les conciliabules d’une jungle infime que le compte rendu d’une possession maîtrisée.

Pourtant, le parcours de Joan La Barbara, née en 1947 à Philadelphie, aurait pu être tout autre. Sa voix de sporano la pousse vers une formation classique, qu’elle termine à la Juilliard School, avec l’enseignement de Marion Freschl. Mais c’est là, dans le New York de la fin des années 1960, qu’elle va apprendre tout autre chose. «J’ai découvert des instrumentistes qui expérimentaient, qui commençaient vraiment à réfléchir au son de leurs instruments. Mais je n’entendais pas de chanteurs faire la même chose», expliquait-elle dans un long portrait que lui consacrait le magazine The Wire en 2009.

Du scat aux clics

Joan La Barbara fera donc un grand pas de côté pour s’ouvrir un chemin de traverse vers les entrailles du son. Elle s’intéresse tout d’abord au scat, ce style vocal jazz qui rythme les onomatopées. Mais elle continue de creuser sa voix, et surtout d’explorer les possibilités de son organe phonatoire au complet. Jusqu’à la glotte, qu’elle utilise de façon percussive, un peu à la manière des locuteurs de langues à clics – celles de la zone khoïsane, au sud-ouest de l’Afrique, principalement en Namibie.

C’est surtout à cette période-là qu’elle se rapproche de la scène bouillonnante des nouveaux compositeurs américains: Steve Reich (elle collabore avec lui dès 1970 pour la composition de Drumming), Morton Feldman, Philip Glass (dont elle rejoindra l’ensemble à la même époque), Alvin Lucier, Morton Subotnick (qu’elle épousera)… Mais aussi le grand parrain, John Cage: leur première rencontre, à Berlin en 1972, se soldera par une engueulade homérique, qui se transformera toutefois en compagnonnage au long cours. En 1984, Cage écrira son fameux Eight Whiskus à l’intention de La Barbara. Elle participera d’ailleurs, avec lui, à la création de la dernière pièce du maître, Four6, le 23 juillet 1992 à New York. John Cage mourra trois semaines plus tard.

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Cela dit, Joan La Barbara n’est pas qu’une interprète de choix pour la scène contemporaine. C’est aussi une compositrice, et une improvisatrice, imparable: Voice is the Original Instrument (1976) et Reluctant Gypsy (1980) sont des œuvres certes purement vocales, mais qui diffractent la voix en univers multiples. Avec Sound Paintings (1991, une merveille de rythmes coupants) et ShamanSong (1998), elle intègre d’autres instruments (violoncelle, darbouka et synthétiseurs pour le dernier) comme autant de catalyseurs à ses expérimentations.

Samedi, elle se produira (c'est une première!) à Genève, à l'invitation de l'Ensemble Vide, dans le cadre d’un pré-concert du festival Archipel (qui débute officiellement le 4 avril). Elle y chantera seule, dans une scénographie conçue par Jessy Razafimandimby. Un dispositif ramené à l’essentiel, idoine pour une artiste avec laquelle il faut absolument entrer en contact.


Joan La Barbara, «Joan by Joan – Etudes and Sound Paintings». Bâtiment Arcoop. Sa 29 mars à 21h.