Depuis sa mise en ligne mi-mars, la mini-série Netflix, qui raconte l’arrestation d’un adolescent de 13 ans accusé de meurtre, se retrouve au cœur des débats sur les contenus masculinistes en ligne et leur impact sur les jeunes. Décryptage avec une spécialiste
A 6h du matin, une porte défoncée par un bélier et une dizaine d’agents armés jusqu’aux dents. Mise en ligne sur Netflix le 13 mars dernier, Adolescence s’ouvre sur cet assaut lunaire: la maison des Miller, famille sans histoire du Yorkshire, perquisitionnée à l’aube tandis qu’on arrête manu militari Jamie, le fils de 13 ans – accusé d’avoir tué une camarade à coups de couteau.
L’impact de la mini-série britannique est à l’image de cette première séquence: explosif, étourdissant. Tandis qu’elle réalise des audiences remarquables – devenu le programme Netflix le plus regardé dans 71 pays – Adolescence s’invite un peu partout, des discussions de machine à café au Parlement britannique. Où le Premier ministre Keir Starmer, après avoir regardé la série avec ses enfants, a affirmé à quel point il était important de «s’attaquer à ce problème émergent et grandissant».
Le problème en question, c’est celui qu’ausculte subtilement Adolescence en quatre épisodes et autant de plans-séquences. Celui aussi qui explique qu’un adolescent sans histoire puisse commettre un jour l’irréparable: la consommation de contenus toxiques en ligne. En particulier de discours masculinistes, qui promeuvent la domination des hommes sur les femmes et dénoncent le féminisme comme une menace contemporaine. Dans la série, on comprend que c’est cette idéologie misogyne, florissante sur les réseaux, qui a exacerbé la colère de Jamie, colère dont l’adolescent ne semble pas réellement prendre la mesure. Un de ses camarades de classe cite même les propos de la communauté «incel» (pour «involuntary celibate»), ces hommes qui blâment les femmes pour leurs frustrations affectives et sexuelles.
Adolescence vient donc alimenter les débats sociétaux déjà brûlants sur l’utilisation des smartphones et les dérives à portée de clics. On en parle avec Déborah Rouach, cofondatrice et codirectrice de l’Institut du Genre en Géopolitique (IGG), centre de recherche français qui décrypte l’actualité par le prisme du genre – et qui publiait, en 2023,un rapport sur les discours masculinistes en ligne. Pour la spécialiste, cette prise de conscience collective n’a que trop tardé.
Déborah Rouach: Dans un sens, oui, car ce que décrit Adolescence n’est pas un phénomène nouveau, bien au contraire. La désinformation, le masculinisme et les stéréotypes qu’il perpétue, tout ça se trouve sur internet depuis qu’internet existe! En revanche, il est rare que la thématique se retrouve au cœur d’une série grand public.
Ce qui a choqué je crois, c’est l’âge, l’innocence présumée du personnage. A 13 ans, on a encore en tête les bagarres de préau mais pas ça, pas un jeune qui poignarde une fille de son école.
Ce qui a choqué aussi, c’est la porosité très concrète entre sphère en ligne et sphère hors ligne. Oui, on a connu une certaine prise de conscience quant au cyberharcèlement, mais même si on connaissait l’impact sur la santé mentale des victimes, ce n’était «que» sur internet. Là, on voit comment cette cyberviolence peut se traduire dans la vraie vie par des actes terribles tels que celui montré dans Adolescence. L’an dernier, le rapport du Haut Conseil à l’égalité [en France] démontrait d’ailleurs cette exportation des violences hors ligne, puisqu’un quart des hommes entre 25 et 34 ans estiment qu’il faut parfois être violent pour se faire respecter.
Evidemment. Cette série traduit une réalité: toute personne avec un accès à internet peut être confrontée à des discours masculinistes et tomber dans l’endoctrinement. Il n’y a pas d’âge, ni de genre d’ailleurs, pour être sensible à ce type de discours – la preuve avec le phénomène des «trad wives» [ces femmes qui promeuvent, notamment sur les réseaux, une forme de soumission domestique]… Les jeunes sont particulièrement vulnérables et c’est grave parce qu’ils sont à un âge où on se forme, où on crée son identité, où les rôles genrés sont exacerbés. Ils se retrouvent facilement impressionnés par des figures plus âgées, aux stratégies bien huilées, qui prônent la virilité, le pouvoir.
Oui, surtout s’il n’y a pas de dialogue ouvert avec le corps enseignant ou la famille. Et là où cela devient dangereux, c’est que les algorithmes ont cet effet de vase clos: on regarde une vidéo et des contenus similaires nous sont automatiquement suggérés.
Oui, c’est à portée de main sur Youtube, Instagram ou TikTok – en francophonie aussi. Cela va souvent être des influenceurs, qui créent énormément de contenu aux titres effrayants, du genre: «Comment se faire respecter par une fille?» A l’époque, les «incels» représentaient un groupe bien défini et identifiable. Aujourd’hui, les masculinistes peuvent se présenter comme des «love coachs», des coachs sportifs… ils portent plein de casquettes.
L’impact de ces discours se traduit par des violences chez les jeunes. C’est un fait: voilà plusieurs années que des filles de 14 à 20 ans, et pas seulement au Royaume-Uni, sont poignardées par leurs partenaires ou ex-partenaires. Et ça ne se passe pas seulement au sein des couples. Plus généralement, les relations ont tendance à se cliver, entre des jeunes filles de plus en plus sensibilisées au féminisme et des jeunes garçons plus attirés par les discours des masculinistes.
Dans notre rapport, nous soulignons avant tout celle des entreprises du numérique, leur rôle dans la régulation et la modération du contenu haineux. Ils doivent pouvoir proposer des stratégies efficaces et non biaisées. Le problème, c’est que la haine génère de l’engagement, et avec la marchandisation des données, ces contenus sont sources de profits pour ces entreprises – ce qui explique l’impunité totale sur internet.
Cette inaction est aussi symptomatique de la situation actuelle. Collectivement, on a l’impression de s’être réveillés beaucoup trop tard par rapport aux dangers d’internet, au point qu’il est quasiment impossible de réguler les usages d’une génération née avec les réseaux sociaux. Il y a comme un effet de sidération. Mais nous soutenons qu’il faut agir, et à plusieurs échelons.
L’école a évidemment un rôle à jouer. Les parents aussi, ils doivent se renseigner un minimum sur ce que font leurs enfants en ligne. Ces jeunes sont les adultes de demain! C’est pour cela que l’IGG propose des formations. On considère qu’il est indispensable de briser ce mur entre les générations et faire de la sensibilisation. Cette série est un très bon outil pour ça, et si elle crée un petit sursaut dans les consciences, ce sera pour le mieux!