OPINION. L'Etat en Suisse ne doit pas songer à une réindustrialisation mais plutôt renforcer les conditions cadre à l'intérieur et l'accompagnement de ses entreprises à l'extérieur, écrivent les économistes Michaël Aklin, co-directeur du centre Enterprise for Society (E4S) et et Mathias Thoenig, professeur à l'Unil

Après des années d’oubli, les politiques industrielles font un retour fracassant. Aux Etats-Unis, l’Inflation Reduction Act et le CHIPS Act ont réalloué des centaines de milliards de dollars aux secteurs de l’énergie et des semi-conducteurs. Sur le Vieux-Continent, le Green New Deal de la Commission européenne promeut l’émergence d’un secteur «vert». Est-ce un chemin à suivre pour la Suisse? Nous pensons que non, ou pas exactement. Dans un monde marqué par une incertitude forte, les politiques publiques devraient plutôt chercher à assurer la robustesse de l’écosystème dans son ensemble, lui permettant de réagir avec agilité aux aléas des marchés internationaux et de la géopolitique.

La palette des politiques industrielles est large. Elle va des subsides sectoriels pour se substituer aux importations ou booster les exportations, à celles ciblant des territoires spécifiques, par exemple ceux souffrant de désindustrialisation. En théorie, ces politiques servent à corriger des échecs de marché et créer des effets dits «d’agglomérations» où la concentration spatiale des entreprises stimule productivité et emploi.

Les politiques industrielles, bénéfiques surtout pour l'emploi

Dans les faits, l’évaluation scientifique des politiques industrielles mises en œuvre dans les pays développés montre qu’en général, seul l’emploi est stimulé, les gains de productivité semblant limités, voire inexistants. Les études récentes montrent que les cas à succès – et ils existent – s’observent historiquement dans les économies émergentes: la France au XIXe siècle, la Corée au XXe siècle, et plus récemment la Chine. Celles-ci sont caractérisées par un fort potentiel de croissance, une sous-utilisation de leurs ressources et un rattrapage d’un retard technologique bien identifié.

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Transposé dans le contexte suisse, ce constat pointe les limites de la politique industrielle. Le pays est un havre pour l’innovation et la R & D, dont l’essence est d’échapper au guidage centralisé. Le marché du travail y est tendu, la désindustrialisation n’est pas spécialement marquée, la possibilité d’exploiter des économies d’échelle est limitée. Sans compter que les politiques industrielles, en donnant souvent la priorité à des régions spécifiques, sont difficiles à réconcilier avec un système fédéral.

Pour une approche publique fondée sur le renforcement et l'accompagnement

Au vu des grands défis sociétaux auxquels la Suisse fait face, les interventions de l’Etat sont nécessaires, mais avec un esprit différent. Le monde traverse une période d’instabilité sans précédent depuis la chute de l’Union soviétique. Entre tensions géopolitiques et menaces de guerres commerciales, une petite économie ouverte comme la Suisse est vulnérable. Forte est la tentation de soutenir des champions nationaux, anciennes gloires industrielles ou jeunes pousses prometteuses; mais les marchés sont mouvants et la possibilité de se tromper de champion est réelle. Au contraire, gérer ces incertitudes tout en menant à bien des transformations d’envergure demande une approche souple et holistique.

Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire?

Réduire les risques géoéconomiques

A l’international, la politique extérieure suisse pourrait chercher à accompagner les entreprises dans leur stratégie de sécurisation de leurs chaînes d’approvisionnement et de diversification de leurs ventes. En quelque sorte, une diplomatie des bons offices au service des entreprises nationales. En fournissant de l’information sur les risques et des outils d’assurance, une agence comme la Swiss Export Risk Insurance (SERV) y contribue. Son action gagnerait à être étendue, en lien étroit avec les services diplomatiques de la Confédération. Leur cahier des charges consisterait à agir directement sur les sources du risque géoéconomique, dont la volatilité et l’imprédictibilité empoisonnent l’activité économique.

A l’intérieur du pays, l’Etat devrait jouer un rôle clé dans la création d’infrastructures et de conditions-cadres en soutien à la société et à l’économie. A titre d’exemple, la transition énergétique est un domaine où une présence active de l’Etat s’avère fondamentale, que ce soit en tant que régulateur, promoteur de la recherche, ou producteur. Ces actions cherchent à fournir une boussole pour atteindre un objectif sociétal précis, comme la décarbonation, et non à prosaïquement servir les intérêts du secteur privé ou d’un quelconque champion industriel.

Nous plaidons pour une politique de robustesse géoéconomique. L’Etat aura pour mission de fixer les grands objectifs sociétaux, réduire les risques géoéconomiques qui les entravent, et fournir des infrastructures physiques, éducatives, juridiques, et institutionnelles pour les atteindre. Comme le soulignent l’économiste Daron Acemoglu et ses collègues, les changements technologiques de rupture doivent parfois être «dirigés» afin d’améliorer notre prospérité future. C’est le rôle de l’Etat de contribuer à ce coup de pouce.