L'écrivaine souhaite contrer les silences écrasants de la condition féminine, pour pleurer avec celles et ceux dont les identités dérangent, pour éclairer les manifestations sournoises des fascismes rampants. Sa constellation, érudite et hétéroclite, est à l’image de sa personne: solaire, enthousiaste et inquiète
Formée à la philosophie, habitée par le septième art, Hélène Frappat est écrivaine, traductrice et critique de cinéma. Elle a publié neuf romans – le dernier, Trois femmes disparaissent (Actes Sud, 2023, sélection du Prix Jan Michalski), est une enquête sur la triade familiale qui lie les actrices hollywoodiennes Tippi Hedren, Melanie Griffith et Dakota Johnson. Sa prochaine fiction paraîtra à la rentrée littéraire de septembre. Entre-temps, son essai Le gaslighting ou l’art de faire taire les femmes (Editions de l’Observatoire, 2023) s’est imposé comme une référence de la pensée féministe contemporaine, et on le trouve régulièrement cité par les jeunes générations d’autrices et dans les ouvrages théoriques.
Sémillante, malicieuse et intransigeante, Hélène Frappat a toujours trois coups d’avance. Il suffit de suivre son regard, ses lectures ou ses goûts cinématographiques particulièrement affûtés sur les questions de point de vue et de représentations pour comprendre des aspects inédits de notre époque tels qu’ils se manifestent dans le langage et la mise en scène.
Elle était cette semaine de passage en Suisse pour une conférence à la HEAD-Genève dans le cadre du programme Lundis-Livres et pour un cours public au Cinématographe, à Lausanne: «Elucider le gaslighting: généalogie d’une oppression, conditions d’une émancipation».
«Mon père s’est suicidé quand j’avais 6 ans, je suis fille unique, j’ai formé avec ma mère un couple fusionnel. Elle est morte il y a dix ans – mais mourir n’est pas la manière la plus efficace de disparaître. Elle a milité pour le FLN [Front de libération nationale, dans le contexte de la guerre d’Algérie], elle était porteuse de valises, héroïque à bien des égards. Elle était Corse et elle était une île. Elle venait d’une famille communiste, appauvrie par mon grand-père qui avait dépensé l’argent en campagnes électorales – il était maire de village – avant de mourir jeune et criblé de dettes. Elle avait 18 ans à son arrivée à Paris. Brune, la peau mate, on la prenait pour une étrangère, une exilée – elle-même disait «les Français» comme si ça ne la concernait pas.
J’ai grandi dans la langue du silence, entourée de femmes veuves et orphelines qui ne parlaient pas de leurs tragédies. Comme le dit l’expression méditerranéenne «omerta» et comme le disait ma grand-mère: littéralement, «eau dans la bouche» ou «ceux qui parlent seront noyés». J’écris précisément pour désobéir à cette règle; pour l’ouvrir. Beaucoup d’écrivains ont des parents exilés ou qui vivent hors de leur langue maternelle. Ce n’est pas pour rien si mes deux autrices préférées, Nathalie Sarraute et Natalia Ginzburg, ont un rapport matériel au langage, une façon singulière de le ressentir.
J’écris aussi pour aller contre les langues de ma mère, dont le français me faisait honte, même si j’avais honte d’avoir honte. J’espionnais ses manières de parler. Sa langue maternelle était un genre d’italien toscan, que j’ai appris avec elle en lisant Pinocchio et Dante.»
«J’ai traduit Les Origines du totalitarisme, donc on peut dire que j’ai vécu avec elle. Avant cela, elle faisait déjà partie des figures féminines, peu nombreuses, qui ont accompagné mes longues études de philosophie et le contexte très misogyne de ce milieu. Je la cite dans mon essai Le gaslighting ou l’art de faire taire les femmes, autour du lien entre le mensonge et la violence. J’avais l’habitude de dire que je suis d’origine communiste – avec Hannah Arendt, j’ai vraiment mesuré l’ampleur de la barbarie stalinienne.
Nous autres réfugiés (Ed. Allia) est un de ses textes que j’ai le plus offert. J’ai une abjection pour le mot «migrant», employé à tout va depuis des années. Dans ma constellation, il y a les apatrides, les exilés, les parias, tous ceux qui ont des accents et qui ne peuvent pas les perdre. En tant qu’êtres humains, nous sommes tous et avant tout des exilés de notre enfance. C’est la raison pour laquelle je rejette le terme «migrant» – l’employer, c’est mettre une étiquette infamante sur son prochain, le «gaslighter.»
«Jacques Rivette, pour moi, c’est LA femme cinéaste, la grande autrice de la Nouvelle Vague. C’est un homme qui s’est vécu à plusieurs âges de la femme: comme une petite fille, une jeune fille puis une jeune femme. Il avait un rapport très éthique à la mise en scène et à ce que les rapports de pouvoir dans le cinéma pouvaient avoir de «crapulerie», comme il disait. Ce qui compte dans le cinéma, pour Rivette, ce n’est pas ce qui s’y raconte mais le point de vue. Il était obsédé par cette idée. Et son point de vue à lui, c’était de raconter du côté des petites filles. Il était résolument du côté des femmes.
J’ai vu Paris nous appartient adolescente, il m’a bouleversé. Je me suis mise à vivre dans ce film et je me suis juré d’écrire un livre sur Rivette. Quelques années plus tard, j’ai toqué à la porte des Editions des Cahiers du Cinéma, et Claudine Paquot, autre figure maternelle hélas morte prématurément, a cru à la gamine que j’étais dans ce monde très masculin des critiques de cinéma. Elle a cru en ce livre et je l’ai fait. J’ai pu rencontrer Jacques Rivette et j’ai fait un entretien magnifique avec lui. »
«Mon fils aîné dit de Kant qu’il est mon problematic fave. Je ne suis pas d’accord, car Kant n’est pas problématique! Je lui ai consacré ma thèse. C’est mon côté calviniste fantasmé. J’ai un grand amour, une admiration folle pour ce philosophe qui a plus d’ironie qu’on ne le croit. Après mon enfance chaotique, je me suis structurée grâce à la Critique de la raison pure. Je l’ai lue comme un roman d’apprentissage et elle reste mon talisman. J’ai pleuré comme un veau à la fin du livre; c’est devenu mon guide spirituel dans la vie quotidienne et ça l’est encore aujourd’hui. Le principe d’universalisation de la loi morale, ce n’est pas si mal quand on y pense. Et le cosmopolitisme, cette idée que la terre peut être parcourue entièrement et qu’il n’y a donc aucune justification rationnelle au principe de frontière: c’est le bon sens dont nous avons besoin.
Kant fait de l’enthousiasme une expérience politique – à ce sujet, il cite la Révolution française. J’ai moi aussi un tempérament enthousiaste, et je trouve cela très important, vital, d’admirer et d’être bouleversé par plus grand que soi, comme le fait Kant dans La Critique. C’est un trait de caractère que j’ai transmis à mes enfants.
Enfin, quand Kant pose la question «qu’est-ce que l’être humain?», il se conduit en enquêteur. Ça me touche énormément: l’enquête anthropologique est au cœur de mon travail de romancière. J’adore Miss Marple, Columbo…»
«J’imagine que chaque spectatrice ou spectateur obsédé par Marilyn l’est parce qu’il ou elle a le sentiment d’avoir créé un lien intime avec elle… Marilyn est une figure de mère imaginaire pour moi, je la vis au présent. On fait toutes les deux partie de l’Internationale orpheline. Elle avait l’«orphandar» – le radar à orphelins: elle entrait dans une pièce et pouvait immédiatement dire qui avait perdu un parent.
Elle écrivait, elle voulait être productrice, c’était une intellectuelle, un génie. Certainement pas cette poupée fragile, démolie, dans laquelle ses admirateurs libidineux ont voulu l’enfermer. Au contraire, elle retourne quelque chose de la norme féminine. Ce n’est pas la vraie blonde à la Marine Le Pen, le prototype arien, c’est la dirty blonde qui revendique son artifice: les racines, chez elle, ça ne concerne que le coiffeur! Elle contient ce que Warhol disait des stars: «Etre une star, c’est quelqu’un qui désire devenir une star.»
Elle est très «camp» [le «camp» est un concept théorisé par Susan Sontag, qui désigne une façon de voir le monde, une manière d’être caractérisée par l’humour, l’excès, la théâtralité et l’ironie] – il n’y a qu’à voir son devenir queer, le personnage qu’elle représente dans Paris Is Burning (un documentaire réalisé en 1990 par Jennie Livingston sur la culture du voguing dans la communauté gay de Harlem, à New York). Elle était en avance sur plein de choses et on le lui a fait payer.
Des poèmes d’elle ont été republiés, il faut les lire. Je retrouve chez elle cette idée empathique de l’écriture qui m’est chère, c’est-à-dire «pleurer pour», comme le font les chœurs dans les tragédies grecques ou les divinités.»
Elle a écrit neuf romans (N’oublie pas de respirer, 2015; Trois femmes disparaissent, 2023) mais aussi plusieurs essais consacrés au cinéma, notamment sur Jacques Rivette, Roberto Rossellini et Toni Servillo. Née en 1969 à Paris, Hélène Frappat a le 7e art chevillé au corps depuis sa découverte à l’âge de 5 ans de Rita Hayworth dans Gilda (1946), de Charles Vidor. Docteure en philosophie, productrice de 2004 à 2009 d’une émission cinématographique sur France Culture, elle a publié en 2023 Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes, une réflexion sur la place des femmes – et leur invisibilisation – dans le cinéma et la société.