Une entreprise canadienne a entrepris de déverser une poudre de roche dans l’océan Atlantique pour accélérer l’absorption du carbone atmosphérique et le stocker durablement sous forme de bicarbonate. Des scientifiques appellent à la prudence

«Planetary Technologies est fière de poursuivre sa mission de protection et de restauration de l’océan et du climat pour les générations à venir.» C’est ainsi que se concluait – le 18 novembre dernier – un communiqué sibyllin de cette start-up canadienne, qui explique avoir pompé 138 tonnes de CO2 dans l’atmosphère, qu’elle a vendu sous forme de crédits carbone.

Une première pour cette entreprise, qui entend modifier la chimie de l’océan pour nettoyer la planète du principal gaz à effet de serre émis par nos activités. Ce serait facile à faire, peu onéreux et indolore pour les écosystèmes, vantent les promoteurs de cette idée.

Planetary Technologies est loin d’être le seul: Microsoft a signé un accord en octobre dernier avec la start-up américaine Ebb Carbon, qui promeut un procédé similaire; il s’agit de séquestrer 1333 tonnes de CO2 dans un premier temps, avec une option sur 350 000 tonnes. En France, la start-up Pronoe a levé en décembre des fonds auprès de la firme d’ingénierie informatique Sopra Steria pour financer son concept de traitement d’eaux industrielles.

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«L’eau des océans est alcaline», nous explique Vassilis Kitidis, du Plymouth Marine Laboratory, un haut lieu de la recherche britannique sur les océans et le climat. «C’est la conséquence de l’érosion et du lessivage des roches qui libèrent des matériaux alcalins dans l’eau depuis la nuit des temps.» Un liquide alcalin – ou «basique» – est le contraire d’un acide. Et c’est justement parce qu’ils sont alcalins que les océans agissent comme un puits de carbone: à leur surface, du CO2 atmosphérique se dissout dans l’eau où il forme de l’acide carbonique, lequel réagit avec les substances alcalines pour produire du bicarbonate. Ce dernier stocke durablement le carbone dans l’océan, à l’échelle de millénaires. Les mers du globe captent ainsi le quart de nos émissions de CO2 et modèrent leur effet sur le climat.

Mimer et amplifier un mécanisme naturel

Pourrait-on accélérer ce processus en ajoutant des substances déjà présentes dans la mer – et donc peu susceptibles, du moins sur le papier, d’y engendrer des effets néfastes? «C’est ce que nous avons fait, à une toute petite échelle, en ajoutant de l’hydroxyde de magnésium aux eaux rejetées par une station d’épuration, en Cornouaille, à l’extrême ouest de l’Angleterre», raconte Vassilis Kitidis. Une expérience réalisée en partenariat avec Planetary Technologies. Les résultats ont été publiés en juin dernier dans Nature communications earth & environment.

«Notre expérience n’a pas permis de pomper plus de carbone dans l’océan que celui rejeté par sa réalisation, regrette Vassilis Kitidis, mais ce n’était pas le but de nos expériences. Nous avons pu vérifier, en laboratoire puis à bord de navires placés dans la zone de rejets de la station, que le processus fonctionne: l’ajout d’alcalin engendre bien un pompage de CO2 dans l’air, et une augmentation du taux de bicarbonate dans l’eau qui signe la séquestration du carbone.»

Depuis, Planetary Technologies a donc remis le couvert à plus grande échelle – et avec un but lucratif, en réalisant sa première vente de droits à émettre du carbone. Cette fois, le magnésium avait été mélangé à l’eau de refroidissement d’une centrale électrique à gaz avant son rejet dans l’Atlantique, sur les côtes de Nouvelle-Ecosse (Canada). On pourrait tout aussi bien traiter les rejets des usines de dessalement d’eau de mer ou d’autres infrastructures existantes.

Pas d’opposition de principe, mais priorité à la recherche

«On sait que l’action climatique est déficiente, tardive et modeste, si bien que la concentration de gaz à effet de serre continue d’augmenter dans l’atmosphère, rappelle Jean-Pierre Gattuso, du Laboratoire océanographique de Villefranche-sur-Mer, près de Nice. Même si on devait se mettre à agir de manière beaucoup plus active, il sera nécessaire d’éliminer du carbone, ne serait-ce que pour compenser les émissions inévitables, celles de l’industrie lourde et de l’agriculture.»

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Les premiers travaux ont porté sur la culture de plantes destinées à fournir de l’énergie et à stocker le CO2 émis par leur combustion dans des réservoirs géologiques. Mais cela induit une compétition avec l’agriculture pour l’espace et l’eau douce et risque d’entraîner une pollution liée aux engrais. Depuis quelques années, les yeux se tournent donc vers l’océan, et notamment sur l’utilisation de roches silicatées, qui forment 90% de l’écorce terrestre. «Cette intervention semble attrayante puisqu’il ne s’agit que d’accélérer un cycle naturel, dont on se dit qu’il pose moins d’enjeux vis-à-vis de l’environnement et des écosystèmes, explique Jean-Pierre Gattuso. C’est vrai, mais à condition de bien choisir les roches que l’on utilise; l’olivine, par exemple, n’est pas idéale.» Ce minerai abondant et riche en oxyde de magnésium contient des traces de métaux comme le nickel et le manganèse, qui peuvent poser un problème de toxicité. «C’est un véritable défi, admet Vassilis Kitidis, mais on pourrait en vérifier l’impact en étudiant les régions côtières où l’érosion rejette de l’olivine dans l’océan.»

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«Il faut aussi s’assurer que ces processus chimiques se produisent près de la surface de la mer, sinon ils n’induiront pas le pompage de carbone dans l’atmosphère», prévient Jean-Pierre Gattuso. «C’est pour cela que la Cornouaille est une région favorable, insiste Vassilis Kitidis. Ces eaux peu profondes remontent lentement vers le nord de l’Angleterre, puis l’Ecosse, avant de rejoindre la Norvège. Ce n’est que là que cette eau plonge en profondeur. Une eau venue de Cornouaille met cinq ans à atteindre la Norvège, tandis que l’alcalinisation ne prend que quelques mois.»

Des milliards de tonnes seraient nécessaires

Le potentiel paraît considérable. En 2023, des travaux dans Marine Chemistry ont estimé qu’en ajoutant 10 milligrammes d’hydroxyde de magnésium par litre d’eau dans les dix premiers mètres de la colonne d’eau, les océans pourraient séquestrer 44 milliards de tonnes de CO2 supplémentaires, presque autant que les émissions annuelles liées aux activités humaines! Mais un bref calcul montre que cela mobiliserait 34 milliards de tonnes de cet élément – l’équivalent de deux mille ans de sa production actuelle…

Cette roche devrait par ailleurs être extraite, transportée et broyée, avec un impact, forcément, en termes d’émissions de gaz à effet de serre, que les auteurs de cette étude n’ont pas jugé nécessaire de calculer. «L’alcalinisation des océans – pas plus que les autres techniques de capture de CO2 dans l’atmosphère – ne nous dispensera pas de réduire de manière drastique nos rejets de gaz à effet de serre», insiste Vassilis Kitidis. Rappelons par ailleurs qu’à force de dissoudre du CO2 dans l’eau, l’alcalinité des océans diminue – leur acidité augmente –, ce qui ajoute une menace supplémentaire sur les récifs coralliens, les coquillages et les crustacés.

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«La priorité absolue doit porter sur nos émissions, souligne Jean-Pierre Gattuso. Nous, scientifiques, sommes promoteurs de la recherche sur la séquestration de carbone dans les océans. Mais nous ne sommes pas favorables à ce que des start-up la mettent en œuvre aussi vite. Beaucoup d’entre nous sommes inquiets de voir cet essor d’entreprises, dont certaines ont des attitudes détestables, à l’image de Running Tide.»

Cette firme américaine, soutenue notamment par la fondation de l’épouse de Mark Zuckerberg (Meta/Facebook), avait entrepris d’immerger des copeaux de bois chargés en alcalins dans les eaux islandaises – avec l’accord du gouvernement. En mars dernier, Running Tide avait affirmé avoir vendu 21 000 tonnes de crédits carbone, dont 12 000 à Microsoft. Difficile à vérifier, d’autant que la firme a cessé toute activité trois mois plus tard.

Malgré sa dimension réduite, l’expérience réalisée avec Planetary Technologies en Cornouaille a fait quelques vagues, faute d’avoir largement informé les populations. «C’est vrai qu’il y a eu des protestations, mais aussi des élus qui nous ont soutenus, et nous disposions de toutes les autorisations nécessaires, se défend Vassilis Kitidis. Une enquête indépendante de l’Agence britannique de l’environnement a conclu que l’expérience ne présentait qu’un impact minime.»

Prévenir les interventions inefficaces

«Il faut s’en tenir à la recherche et empêcher que l’industrie avance alors qu’il y a des trous béants de connaissance, renchérit Jean-Pierre Gattuso. Malheureusement, il n’existe encore aucune gouvernance dans l’océan ouvert, même si un traité est en cours de ratification. Il ne faudrait pas que se renouvellent dans l’océan les erreurs et malhonnêtetés commises avec des crédits carbone accordés pour des forêts qui se sont avérés n’être que des crédits de papier.»

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C’est tout le sens d’un article publié le 7 janvier de cette année dans Frontiers in Climate, dans lequel Jean-Pierre Gattuso et des collègues passent en revue l’ensemble des techniques d’intervention climatique dans l’océan, alcalinisation comprise. Ils insistent notamment sur la nécessité de mettre en place des outils fiables de déclaration et de vérification, et sur le rôle crucial de la science, qui a permis d’éviter une catastrophe par le passé: l’idée d’injecter du CO2 dans les abysses pour le séquestrer pendant des millénaires avait été proposée dès 1977, avant d’être interdite de manière implicite en 2006, dans le cadre du Protocole de Londres sur la prévention des pollutions liées à l’immersion de déchets en mer. Acidifier les grands fonds aurait eu des conséquences désastreuses sur ces écosystèmes fragiles par nature. Mais à l’époque, les magnats de la tech n’avaient pas encore investi la géo-ingénierie!

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